L’intelligence artificielle est incontestablement la nouvelle religion. Et comme toute religion, elle a ses prophètes et ses nouvelles écritures. La dernière en date nous vient du sommet mondial de l’IA, portée par Jensen Huang, le PDG de NVIDIA. La prophétie est simple et claire : « La prochaine génération de millionnaires sera faite de plombiers et d’électriciens. »
Un vent de panique soufflait déjà sur les cols blancs. Désormais, c’est la consécration du retour à la terre, ou plutôt au tuyau et au câblage. L’homme qui vend les puces qui détruisent des emplois vient nous dire où nous devons réorienter les compétences, les formations, les travailleurs, les futures générations. C’est l’essence même du paradoxe technologique : créer une tempête pour ensuite vendre la bouée de sauvetage.
Quand l’IA est arrivé…
Le monde économique aime les formules magiques. Il y a à peine dix ans, le mantra était simple: code ou meurs. Le Graal, c’était la Silicon Valley Dream. Les universités ont pris le pli, même les universités africaines. Les gouvernements ont lancé des plans « Numérique pour tous », des incubateurs pour codeurs, des financements pour la STEM (Science, Technologie, Électronique, Mathématiques). On nous a vendu l’idée que le salut économique viendrait d’un clavier et d’une ligne de code.
Les gouvernements ont lancé des plans « Numérique pour tous », des incubateurs pour codeurs, des financements pour la STEM (Science, Technologie, Électronique, Mathématiques). On nous a vendu l’idée que le salut économique viendrait d’un clavier et d’une ligne de code. Le résultat ? L’IA est arrivée.
Le résultat ? L’IA est arrivée. Et elle n’a pas seulement rédigé des emails ou géré des bases de données. Elle a mangé le code. Elle a gobé la programmation de base. Elle a transformé des cohortes de juniors en main-d’œuvre superflue. La voie royale est devenue une voie de garage, saturée de diplômés en informatique luttant contre des algorithmes qui apprennent plus vite qu’eux. C’est ainsi que le prophète d’hier est devenu le liquidateur d’aujourd’hui.
Alors, le plombier est-il notre nouveau Messie ? Le PDG de NVIDIA a raison sur un point. Pour faire tourner ses gigantesques centres de données – ces cathédrales de l’IA – il faut des tonnes d’électricité et des systèmes de refroidissement titanesques. On ne virtualise pas un tuyau. On ne dématérialise pas un court-circuit.
Mais attention à la ruse. Ce n’est pas parce qu’elles sont manuelles qu’elles sont sauves. L’avancée technologique ne se limite pas à l’écriture de code. Elle travaille sur la robotique. Des robots de plus en plus agiles, capables d’inspection, de soudure, de manipulation fine.
Pour des compétences non automatisables
Dans le monde d’aujourd’hui, plus que jamais, les compétences les plus essentielles sont celles non automatisables, justement. Et donc, la vraie valeur de l’électricien, du plombier ou du charpentier de demain ne réside pas dans sa main, mais dans son jugement critique, dans sa capacité à diagnostiquer un problème complexe, à intégrer une chaîne de valeur humaine. Elle est dans sa capacité à improviser, à interagir avec un environnement imprévu. Le génie de l’humain n’est pas le geste, c’est le contexte. En réalité, le plombier millionnaire est juste un autre intrant nécessaire à la sorcellerie capitaliste, un maillon de la chaîne de performance.
Dans le monde d’aujourd’hui, plus que jamais, les compétences les plus essentielles sont celles non automatisables, justement. Et donc, la vraie valeur de l’électricien, du plombier ou du charpentier de demain ne réside pas dans sa main, mais dans son jugement critique, dans sa capacité à diagnostiquer un problème complexe, à intégrer une chaîne de valeur humaine.
Le vrai problème n’est pas le plombier ou le codeur. C’est l’obsession du « millionnaire ». Cette petite phrase est l’expression la plus pure de la logique comptable du néolibéralisme qui nous assiège. Dans ce système, le « bon » n’est plus ce qui est juste, éthique ou vital pour la communauté. Le « bon » est ce qui est « performant » et « évaluable ». Peu importe, par exemple, que le Congo ait besoin de médecins dans ses villages ou d’enseignants formés. Peu importe que l’Afrique ait besoin de philosophes et sociologues pour refonder ses institutions. Ce qui compte, c’est ce qui rapporte beaucoup.
Les communautés, sociétés, nations africaines et afrodescendantes sont en état de siège : néolibéralisme, logique marchande, guerres de prédation, colonialisme vert, etc. Adopter cette dernière prophétie de la richesse, c’est courir après la dernière danse du système qui veut notre perte.
Nous n’avons pas besoin de suivre la tendance du dollar à tout prix. Nous avons besoin de développer et de préserver des savoirs, des pratiques et des valeurs qui donnent un sens à l’existence humaine et qui vont dans le sens du respect de la dignité et du Bomoto. Et si cela nous enrichit, individuellement et collectivement, tant mieux ! C’est la seule voie de résistance à la désagrégation du lien social que nous constatons. Dans cette perspective, il est essentiel de miser sur les compétences qui vont dans le sens de la réhabilitation de la parole vraie, de la coopération et de la solidarité.
Recivilisation et désenvoûtement
Alors, voulez-vous être un millionnaire du cuivre ou un millionnaire de la conscience ? Ce n’est pas vraiment le débat. Ce que je veux dire, c’est que la prochaine grande tendance ne doit pas être dictée par la demande en main-d’œuvre des data centers occidentaux.
La prochaine grande tendance doit être la réinvention d’un humain africain re-civilisé et désenvoûté…
Elle doit être la réinvention d’un humain africain re-civilisé et désenvoûté de l’appât du gain. Si je parle ici de re-civilisé, c’est en lien avec le processus de dé-civilisation, décrit par le psychanaliste Roland Gori. Pour ce dernier, la décivilisation est un processus social dans lequel les sociétés perdent les conditions qui permettent de juger, penser et se lier : l’empathie, la transmission, la culture du débat. En d’autres termes, la décivilisation, c’est quand l’utilité marchande devient le seul critère de valeur d’une vie humaine. Et donc la ré-civilisation serait un processus inverse.
Quant à la référence au désenvoutement, elle est en lien avec « La sorcellerie capitaliste » (Isabelle Stengers et Philippe Pignarre). Le désenvoûtement est nécessaire, parce que comme l’a dit l’analyste politique et philosophe Jean-Pierre Mbelu, « le capitalisme n’est pas simplement un système économique, il se déploie au travers d’un discours culturel qui essaie de prendre chez l’humain sa capacité de penser et de sentir. »