Venons en justement, à ceux qui sont en face de nous, aux acteurs qui nous font la guerre. Parmi les acteurs principaux, que vous appelez acteurs majeurs, il y a les États-Unis et leurs alliés occidentaux. Pourquoi les USA et leurs alliés occidentaux entretiennent-ils une guerre de prédation, d’agression et de basse intensité au Congo? Pourquoi préfèrent-ils procéder par le pillage et la prédation au lieu de passer par les voies normales du commerce international dont ils sont les grands promoteurs et défenseurs?
Pour répondre à cela, revenons à la théorie du Grand Domaine. Quelle est la place qu’ils accordent aux principes démocratiques et aux droits de l’homme? Leur place est nulle. Quand ils s’inscrivent dans le projet du Grand domaine, ils estiment que la montée du niveau de vie, la démocratie et les droits de l’homme sont des idées irréelles et illusoires. Ils sont constants avec les idées qu’ils conçoivent. Que dit exactement le groupe d’études dénommé »Guerre et Paix » du CFR (Council on Foreign Relations) ? Il pense qu’il y a des régions devant servir les besoins de l’économie américaine ; c’est-à-dire « l’espace mondial stratégiquement indispensable pour assurer la maîtrise du monde, trouver de nouvelles terres, se procurer facilement des matières premières, en même temps qu’exploiter la main d’oeuvre »servile à bon marché » des indigènes. Développer l’esprit des colonies leur permettra également d’écouler les marchandises produites dans leurs usines »[1], note Danielle Mitterrand.
Dans cette perspective, vous comprenez, par exemple, qu’en 1975 les héritiers du »Grand Domaine » aient travaillé à la production d’un livre sur La crise de la démocratie. Après avoir disqualifié la démocratisation et l’élévation du niveau de vie de leurs populations, ils ne veulent pas que celles-ci puissent rester éveillées dans l’arène politique pour exiger la reddition des comptes aux gouvernants.. Ils restent fidèles aux idées conçues depuis 1948 et travaillent avec ces idées là. Et les USA (au niveau de leur Etat profond), dans leur doctrine de la sécurité nationale, ont constamment envie d’avoir accès aux marchés clés, aux énergies et aux matières premières stratégiques.
Si vous ne comprenez pas comment les adversaires, qui sont en face de vous, agissent, vous ne saurez pas par quels mécanismes déconstruire leur mode opératoire. C’est la raison pour laquelle je pense que nous devrions avoir une école d’ Occidentologie, un lieu où nous préparerons nos jeunes à comprendre comment, depuis 1492, l’Occident agit.
Mais comme ils savent que les populations de plusieurs parties du monde ne sont pas toujours bien informées sur leurs orientations économiques et stratégiques majeures croient en eux quand ils parlent de la démocratie et des droits de l’homme, ils recourent à ce moment-là à la ruse pour démultiplier leurs démarches. Il y a la démarche visible, ce que Noam Chomsky appelle « la doctrine des bonnes intentions ». Quand ils formulent leurs bonnes intentions, ils parlent de la démocratie, ils parlent du respect des droits de l’homme. Mais vous remarquerez que la lutte pour la démocratie et les droits de l’homme finit par servir les intérêts économiques, géopolitiques et géostratégiques US. Et dans son livre intitulé Al-Bashir et Darfour, contre enquête. Menaces sur le Soudan et révélations sur le procureur Ocampo, Charles Onana écrit ceci – en passant, il ne faut pas oublier que George Soros a créé Open Society et participe dans plusieurs instituts américains – :
« Les victimes de l’impunité servent, comme l’admet Soros, de tremplin à la promotion de l’instabilité politique et à la prise de contrôle des ressources économiques généralement minières et pétrolières des pays contrôlés. »[2]
Donc vous voyez, La ruse et le mensonge… Sur ce point, il serait aussi souhaitable de lire le livre de Michel Collon sur la Libye, Libye, OTAN et média-mensonges. Manuel de contre propagande. Mais on peut aussi lire le livre coécrit par Honoré Ngbanda et notre jeune compatriote Patrick Mbeko Stratégie du chaos et du mensonge : Poker menteur en Afrique des Grands Lacs. La démocratie et les droits de l’homme sont évoqués pour participer à cette stratégie du chaos et du mensonge. C’est leur mode opératoire et ils opèrent souvent sur deux niveaux. Il y a le niveau officiel avec »la doctrine des bonnes intentions », et il y a le niveau officieux où l’État profond est très efficace. C’est à ce niveau là, qu’ils recourent à la doctrine de sécurité nationale et au Grand Domaine. Mais il faut être plus ou moins initié pour comprendre comment travaille l’État profond.
Voilà pourquoi, qu’on se le dise, il est nécessaire de pouvoir avoir nos propres think tanks dans lesquels des compatriotes ne pourront rien faire d’autre que de lire, écrire et partager le fruit de leurs recherches avec les masses populaires souvent tenues dans l’ignorance, l’oppression abrutissante et la misère dégradante.. Les deux livres de Peter Dale Scott que j’ai évoqué, La route vers le nouveau désordre mondial et La machine de guerre américaine plus son dernier livre sur l’État profond, L’Etat profond américain : La finance, le pétrole et la guerre perpétuelle jettent la lumière sur la façon dont ces personnes opèrent. Et encore, une fois, comprendre, c’est déjà agir.
Si vous ne comprenez pas comment les adversaires, qui sont en face de vous, agissent, vous ne saurez pas par quels mécanismes déconstruire leur mode opératoire. C’est la raison pour laquelle je pense que nous devrions avoir une école d’ Occidentologie, un lieu où nous préparerons nos jeunes à comprendre comment, depuis 1492, l’Occident agit. Ne fût-ce que pour avoir une histoire du mode opératoire de l’Occident. Parce qu’il ne varie pas beaucoup, en fin de compte. Souvent, ce sont les pays qui sont mis les uns contre les autres, et là on obéit à la politique du diviser pour régner ; Ou alors, ce sont des religions qui sont instrumentalisées : les chiites contre les sunnites ; Ou encore, ce sont des ethnies qui sont instrumentalisées : les Hutus contre les Tutsis.
C’est le même mode opératoire. On dirait qu’ils sont convaincus que c’est dans l’opposition des gens, les uns contre les autres, qu’ils réussissent à tirer leur épingle du jeu. Et ceux qui ont compris cela, qu’est-ce qu’ils font ? Au lieu de s’opposer, ils se rassemblent. Nous avons évoqué le groupe des BRICS, c’est à dire le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud. Ils ne s’opposent pas, ils travaillent ensemble et cela de manière complémentaire. Nous avons également évoqué les pays latino-américains qui travaillent dans l’ALBA ou dans la CELAC. Voilà pourquoi il est impératif de maîtriser le mode opératoire. Et le maîtriser sur le temps parce qu’ils ne changent pas beaucoup.
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Jean-Pierre Mbelu (entretiens avec Esimba Ifonge), A quand le Congo ? (Réflexions & propositions pour une renaissance panafricaine), Congo Lobi Lelo, 2016. Achetez le livre.
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[1] Danielle Mitterrand, Le livre de ma mémoire, Paris, Editions Jean-Claude Gawsewitch, 2007, pages 408-409.
[2] Charles Onana, Al-Bashir et Darfour, contre enquête. Menaces sur le Soudan et révélations sur le procureur ocampo, Paris, Duboiris, 2010, page 471.