Aujourd’hui si le monde souffre, c’est aussi parce qu’il a été aliéné par l’avoir. Et ce que le Congo et l’Afrique pourraient apporter au monde, c’est le sens de l’être, le sens du bumuntu et le sens de la solidarité. Ce sont des valeurs qui peuvent être partagées dans un monde tombé dans le fondamentalisme du marché et qui ne privilégie que l’avoir. Pourquoi le salut du monde se trouve en Afrique et plus particulièrement au Congo ?
Cette question demande une réflexion assez approfondie sur ce que le Congo connaît depuis la traite négrière jusqu’à ce jour. Avec la traite négrière et surtout sous la colonisation belge, le Congo a perdu plus ou moins dix millions d’habitants. Ces habitants devaient accomplir des tâches dures comme chercher le caoutchouc pour le colon. Et le Congo a été saigné à blanc pendant cette période-là. Ses matières premières stratégiques ont été pillées, son peuple a été trucidé et malgré tout le Congo vit. Au moment de l’indépendance en 1960, on trouve encore des Congolais en train de danser et de rire.
Regardez ensuite, ce qui s’est passé pendant la période de Mobutu. Ce fut trois décennies de néocolonialisme et vers la fin du règne de Mobutu, les congolais ont été soumis aux programmes d’ajustements structurels dictés par le FMI et la Banque Mondiale. Malgré tout, les Congolais ont survécu et continuent de vivre. Durant cette période, ce sont les femmes congolaises qui ont essayé de prendre le relais comme leurs époux, pour la plupart, ne travaillaient plus et le Congo a tenu le coup. Après Mobutu, nous connaissons plus ou moins deux décennies de guerres, et avons le monde entier contre le Congo. Peut-être que j’exagère, mais quand on voit le nombre d’armées qui ont été impliquées dans cette guerre, et quand on voit ces grandes puissances qui étaient derrière le Rwanda, l’Ouganda et le Burundi qui ont servi de proxys, qui pouvait encore croire que le Congo puisse survivre ? Et pourtant malgré cette guerre, qui est aussi une guerre d’usure, les Congolais vivent. On peut dire que beaucoup vivotent, c’est vrai, mais ils ont gardé le sens de l’humour, le sens de la danse, malgré tout.
Alors, quand j’y réfléchis posément, je me dis que ce peuple a une très grande capacité de résilience et de résistance contre les maux qui lui ont été infligés et de l’intérieur et de l’extérieur. J’en viens à la conclusion que la première grande richesse du Congo-Kinshasa, ce sont d’abord et avant tout ses filles et fils. Les richesses du sol et du sous-sol sont secondaires.
Si le peuple congolais réussit à réfléchir sur cette capacité de résistance, il verrait, par exemple, d’où vient sa force et il pourrait communiquer cela aux autres. Parce que cette grande capacité de résilience et résistance peut être partagée avec beaucoup d’autres compatriotes africains. Et ce qui a fait la force du Congo pendant tout ce temps, c’est aussi, entre autre, la solidarité de ses enfants. Ses enfants qui sont au pays et ceux qui sont éparpillés à travers le monde ont entretenu une solidarité tel que ce pays a su traverser plus ou moins 50 ans de gâchis et de guerres économiques, impériales et coloniales. Ce que le Congo peut capitaliser et partager, c’est aussi cette solidarité entre ses fils et filles.
Mais nous devrions nous attacher à faire de la solidarité, comme je l’ai déjà dit, une valeur qui entre dans la matrice organisationnelle de la société. Nous devrions faire en sorte que cette solidarité puisse devenir consciente, être institutionnalisée et alimenter les structures et les institutions congolaises. Ce faisant, elle pourra être vécue comme ciment de la nation congolaise et pourra être partagée avec les autres compatriotes africains. C’est là que nous rejoignons Lumumba. Il estimait que le panafricanisme est une façon de rendre concrète la solidarité entre les africains. Et Lumumba estimait aussi que l’indépendance africaine pour qu’elle soit réelle devait se transformer en indépendance panafricaine. Il rejoignait l’un de ces éminents africains pour lequel il avait beaucoup d’estime: Kwame Nkrumah. Ce dernier estimait que l’Afrique devait s’unir et que l’on devait pouvoir constituer les Etats-Unis d’Afrique.
Aujourd’hui si le monde souffre, c’est aussi parce qu’il a été aliéné par l’avoir. Et ce que le Congo et l’Afrique pourraient apporter au monde, c’est le sens de l’être, le sens du bumuntu et le sens de la solidarité. Ce sont des valeurs qui peuvent être partagées dans un monde tombé dans le fondamentalisme du marché et qui ne privilégie que l’avoir.
Et là j’ouvre une petite parenthèse pour montrer comment Lumumba a évolué du point de vue de la pensée. Quand vous lisez par exemple le Lumumba d’avant les années 1956, quand vous écoutez ses discours ou ses revendications, vous avez l’impression que c’est quelqu’un qui a été moulé à l’école coloniale, qui est devenu un évolué et qui réclame beaucoup plus l’égalité entre les indigènes et les colons. Il réclame beaucoup plus cela que l’indépendance du pays. Son discours, son vocabulaire ne contient pas encore les termes comme impérialisme, colonialisme, progressisme, neutralisme positif, ainsi de suite.
Quand il va rencontrer, à la conférence panafricaine d’Accra, certaines figures de proue de la pensée africaine comme Frantz Fanon, Kwame Nkrumah ou Felix Moumié, en décembre 1958, que Lumumba se métamorphose. A partir de cette rencontre, tout change en lui. Et quand il revient au pays, son discours a adopté un vocabulaire de lutte sur fond du marxisme, dont se servaient ces autres intellectuels, pour pouvoir analyser les rapports de force entre les colonialistes, les impérialistes et ceux qu’ils exploitaient. Et le discours va changer davantage parce que quand vous l’entendez à Ibadan en 1959, son propos est, on ne peut plus, clair. A partir de ce moment, il commence à désigner clairement l’ennemi de l’Afrique et du Congo. Il parle de l’impérialisme et colonialisme comme ennemis de l’Afrique et invite les africains à pouvoir se mettre ensemble pour déjouer la politique de ceux qui sont habitués à diviser pour régner.
Au Congo, il organise lui-même une conférence panafricaine, deux ans après Accra, du 25 au 31 août 1960. Ces trois conférences marquent profondément sa pensée et même si cela va aussi le rendre un peu idéaliste, ce sont des moments importants de sa vie politique et intellectuelle. Il y a des critiques qui s’attaquent à lui en affirmant par exemple que Lumumba voulait tout simplement devenir un évolué et qu’il n’avait rien à voir avec l’indépendance du Congo. Ils oublient que sa pensée a connu une évolution fulgurante et c’est là que l’on se rend compte que nous avions affaire à un parfait autodidacte : Il lisait beaucoup, se documentait beaucoup et se formait en permanence. En ce sens, Lumumba est un modèle d’autodidacte à imiter pour l’Afrique.
Pour Césaire, par exemple, Lumumba fut non seulement un voyant mais aussi un prophète et Che Guevara dira que Lumumba est le martyr de la révolution mondiale. Ce n’est pas pour rien. Ils ont vu comment la pensée de cet homme, qui est notre héros national, a pu évoluer. Je ferme la parenthèse.
Nous avons parlé de la solidarité mais n’oublions pas que les congolais tiennent aussi à une valeur telle que le Bomoto. C’est une valeur partagée avec d’autres compatriotes africains. En Afrique du Sud, Mandela parlait lui aussi du Bumuntu, de l’Ubuntu. Le Congo peut, en approfondissant les valeurs de Bomoto, de Bumuntu, les partager avec les autres compatriotes africains et avec le monde. Aujourd’hui si le monde souffre, c’est aussi parce qu’il a été aliéné par l’avoir. Et ce que le Congo et l’Afrique pourraient apporter au monde, c’est le sens de l’être, le sens du Bumuntu et le sens de la solidarité. Ce sont des valeurs qui peuvent être partagées dans un monde tombé dans le fondamentalisme du marché et qui ne privilégie que l’avoir. Ensuite, le Congo fait partie de ceux que Césaire a appelé « ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole mais ceux sans qui la terre ne serait pas la terre. »
Qu’est-ce que le Congo n’a pas donné au monde pour ses armées, pour ses avions, pour ses entreprises? On dirait que le Congo est la mère nourricière du monde au niveau matériel. Mais il peut aussi nourrir le monde au niveau spirituel et même éthique, en lui apportant ces autres valeurs auxquelles je viens de faire allusion : Le fait de protéger le sens de l’humour, malgré la cruauté qui lui est imposée et de l’intérieur et de l’extérieur ; le fait de conserver le sens de la fête ont, de près ou de loin, contribuer à l’entretien de la capacité de résilience de ses habitants. Même si ce sens de la fête a facilité certaines critiques virulentes à l’endroit des Congolais réduits au range des BMW! Danser contribue à pouvoir alléger le poids de l’angoisse ainsi que celui ut ce que l’on subit comme meurtrissures. C’est comme si en dansant, on chassait tout cela de son cœur et de sa tête même si le lendemain on doit pouvoir faire face à la réalité qui peut se révéler cruelle. Le sens de la fête et de la danse mais aussi celui de l’humour peut être des trésors que le Congo peut apporter, et à l’Afrique, et au monde.
Jean-Pierre Mbelu (entretiens avec Esimba Ifonge), A quand le Congo ? (Réflexions & propositions pour une renaissance panafricaine), Congo Lobi Lelo, 2016. Achetez le livre.