Source: Médiapart.
Livre évènement, “Congo, une histoire” décortique, avec une puissance inédite, un des épisodes les plus sinistres de la longue domination européenne sur la planète, alors que le Vieux Continent vit très mal la fin de sa prééminence, à l’heure du Grand Basculement.
C’est le travail qu’aurait du pouvoir consulter le nègre de Nicolas Sarkozy, Henri Guaino, avant de commettre le plus ridicule des ridicules discours hoquetés par l’ancien président de la République, celui de Dakar. Livre événement en Belgique et au-delà, «Congo, une histoire», de l’historien, écrivain et journaliste David Van Reybrouck rappelle non seulement que l’homme africain est entré dans l’Histoire le premier et qu’il est entré ensuite dans «notre histoire» pour son immense et permanent malheur. Il démontre que, contrairement à ce que pensent ou proclament nombre d’amis de MM. Sarkozy et Guaino, il n’y a aucun, strictement aucun «aspect positif» de la colonisation européenne blanche en Afrique, et tout spécialement au Congo ex-Belge. Il soulève enfin, par extrapolation, une question cruciale posée à l’Europe : comment affronter un monde où sa prééminence multiséculaire s’efface sans avoir vraiment fait le bilan de son épisode le plus sinistre, la colonisation?
En Belgique même, comme partout ailleurs en Europe, et bien sûr en France, «l’aventure coloniale» fut longtemps l’objet d’une propagande infantile, à base de cartes géographiques richement colorées et de clichés sur la mission civilisatrice des Européens. Encore en 2005, le musée de Tervuren à Bruxelles, monument à l’œuvre conquérante du roi Léopold II en Afrique centrale, organise une vaste exposition consacrée à «La mémoire du Congo : le temps colonial». Il faut se donner beaucoup de mal pour trouver la section, quelques panneaux, consacrée au «travail forcé», cette déclinaison «moderne» de l’esclavage qui va saigner les peuples africains, au propre et au figuré, pendant des dizaines d’années. Et le livre d’or, signé à la sortie par les visiteurs, déborde d’une nostalgie assez nauséabonde des jours heureux vécus dans la colonie perdue.
A l’image du Congo, ce géant qui emporte à des centaines de kilomètres au large les boues et les troncs d’arbres arrachés au cœur du continent africain, la force du livre de David Van Reybrouck est dans ce continuum qui transporte le lecteur de la lointaine pré-histoire (90.000 ans avant J.C.) jusqu’aux épisodes actuels de cette tragédie. Cette continuité est indispensable pour démonter les ressorts de l’occultation du crime européen, selon laquelle, par exemple, la colonisation blanche s’impose sur un territoire historique, politique et culturel aussi vierge que la forêt du même nom. Alors qu’en réalité, elle va infantiliser, mutiler, émasculer et finalement annihiler des civilisations dont nul, sauf Guaino et ses semblables bien sûr, ne peut dire comment, laissées à elle-même, elles auraient évolué. Elle remplace un mal, la traite arabo-africaine dont l’élimination servira de prétexte «moral» aux ambitions géopolitiques et mercantiles de Léopold II, par un mal bien plus grand encore, la violence criminelle à l’état pur du travail forcé.
La tradition orale contre la propagande
A cet égard, on peut regretter que Van Reybrouck ne reconnaisse pas mieux sa dette à l’égard d’Adam Hochschild, dont le livre terrifiant «King Leopold’s Ghost» avait jeté le premier pavé dans la mare du consensus pudique de l’oubli (une simple mention dans la justification des sources du chapitre 2). «Congo, une histoire» aurait-il vu le jour sans ce précédent indigné, qui mettait à nouveau en lumière (longtemps après Joseph Conrad mais sans habillage romanesque) l’horreur que fut la quête du caoutchouc dans l’Etat indépendant du Congo, propriété personnelle du roi des Belges? Peut-être pas un génocide ethnique, idée que l’auteur belge récuse vigoureusement, mais un génocide à visage commercial. Des centaines de milliers de victimes, sans doute des millions.
La malédiction du Congo et de ses peuples, tout au long de colonisation et de la décolonisation, aura bien été, comme David Van Reybrouck le décrit magistralement, d’avoir détenu sur son sol ou dans son sous-sol les matières premières propres a satisfaire l’appétit insatiable des révolution industrielles successives. Le caoutchouc naturel quand Dunlop invente le pneumatique gonflable ; le palmier à huile à l’état sauvage lorsque Lever révolutionne la savonnerie ; le cuivre et le cobalt ; l’uranium quand l’humanité entre, à Hiroshima et Nagasaki, dans l’âge nucléaire ; l’or et les diamants, qui comme chacun sont eux éternels ; et jusqu’au dernier venu, le coltan, ingrédient incontournable de la civilisation électronique. Pour ces richesses immenses, les hommes et les femmes du Congo sont morts, en masse, dans des conditions souvent atroces. Dans la forêt vierge où il faut s’enfoncer de plus en plus profondément pour trouver les lianes à caoutchouc et où règne la mouche tsé-tsé, porteuse de funeste maladie du sommeil ; en chutant des hauts palmiers dont on doit décrocher les régimes gorgés d’huile ; ensevelis dans les galeries de mines ; décimés le long des voies ferrées indispensables pour évacuer le butin vers les ports de la mer du Nord. Morts de faim, de maladie, de violence, sous le régime de la chicote, ce fouet en lanières de peau d’hippopotame dont les gardes chiourmes blancs et leurs aides africains usent et abusent.
Histoire largement documentée par les travaux académiques (la bibliographie est impressionnante) mais restés étrangers au grand public. C’est là que «Congo, une histoire» objet hybride, ouvre une perspective originale : l’historien descend de sa tour d’ivoire, endosse la tenue du journaliste et va sur le terrain faire parler les témoins, les acteurs, les victimes de cette saga, comme «Papa Nkasi», qui pourrait bien, comme il l’affirmait à l’auteur en 2008, être né au 19ème siècle et dont la vie «recoupe l’histoire du Congo». Peu importe l’exactitude des dates de naissance, au demeurant, si on accepte que cette tradition orale donne de l’histoire du Congo une version autrement plus crédible que la propagande «documentée» de générations d’apologistes de la colonisation.
«La Belgique n’avait pas d’expérience de la colonisation mais elle avait encore moins d’expérience de la décolonisation». Ce que Mario Cardoso, un des jeunes combattants de l’indépendance à la fin des années 50, confie à David Van Reybrouck résume parfaitement cette évolution. A l’image de Léopold II, qui ne mit jamais les pieds dans ses immenses possessions de l’Afrique centrale, la présence humaine des Belges au Congo fut toujours anecdotique. Quelques milliers d’hommes, pratiquement pas de femmes (sauf des religieuses) jusqu’aux lendemains de la seconde guerre mondiale. Quelques dizaines de milliers au grand maximum ensuite, jusqu’à l’exode précipité de 1960. Une présence militaire, administrative, missionnaire et d’encadrement économique dans la phase minière. Une présence protégée de la population noire par un apartheid non officiel mais néanmoins rigoureux. Des fonctions économiques essentielles comme le commerce de détail étaient largement entre les mains d’autres «coloniaux», Portugais, Grecs ou Libanais. La «mission civilisatrice» auprès des Africains se résume à l’enseignement primaire, au remplacement de la médecine traditionnelle par celle des Blancs (pas toujours pour le meilleur), à la construction d’infrastructures routières, ferroviaires, portuaires dont la motivation première est l’exportation des richesses et à l’évangélisation catholique, elle même à l’origine d’une nouvelle religion, le football. Est-il besoin de préciser que le partage du pillage, aussi bien au Congo qu’en Belgique, fut très inégal, même après que le roi Léopold eut été contraint de céder son entreprise personnelle à l’Etat belge.
Si aucune décolonisation (anglaise, française, portugaise, néerlandaise, etc.) ne peut être regardée comme «réussie», celle du Congo belge fut particulièrement ratée, les vagues meurtrières nées d’un processus soudain (en quelques semaines à l’été 1960) se succédant jusqu’à la «2ème guerre du Congo» et ses millions de morts, dans l’ouest du pays, foyer toujours pas éteint à ce jour. La ruse historique des colonisateurs consistant à justifier le désastre antérieur que fut la colonisation par celui non moins grand de la décolonisation. Alors que le second est, à évidence, le produit du premier.
Si la lecture de «Congo, une histoire» répond, sans ambiguïté, à la question de ce que la présence blanche a produit pour l’Afrique centrale (en gros, que du mal), une autre y est posée, entre les lignes : ce que la colonisation a fait à la Belgique. Dans l’ambition initiale de Léopold II, il n’y a pas seulement l’appât du gain, la volonté de participer au dépeçage de l’Afrique par les grandes puissances (au congrès de Berlin) mais la conscience de la fragilité intrinsèque du royaume, une création artificielle à vocation de tampon entre l’Allemagne et la France. Le pillage de l’Afrique centrale financera largement la prospérité du pays, illustrée par les monuments du Cinquantenaire érigés à Bruxelles (dont «l’arc des mains coupées» payé par les collecteurs de caoutchouc). L’aventure coloniale n’a pas seulement aidé la Belgique à survivre. Elle a largement contribué à édifier et consolider les piliers du capitalisme belge, en particulier la Société Générale de Belgique et les principales banques.
Une réaction de panique face au “Grand Basculement”
Mais la SGB n’existe plus et les banques ont fait faillite dans la récente crise financière mondiale. Et la Belgique elle-même ne va pas très bien, tenue ensemble par Bruxelles, elle-même supportée par son statut de capitale européenne. La Belgique peut-elle survivre durablement à la perte du Congo ? Ou pour élargir la question sous une forme moins provocatrice, l’Europe peut-elle surmonter le défi de son déclin relatif (sinon encore absolu) dans le monde globalisé qu’elle s’était accoutumée à construire à sa main depuis l’épopée des grandes découvertes portugaises, la première «mondialisation».
2012 aura vu la concrétisation du «Grand Basculement» (lire ici), où pour la première fois la contribution des pays émergents et en développement à la croissance mondiale aura dépassé celle des pays avancés, Europe, Etats-Unis et Japon. Alors que l’Union européenne s’affiche comme l’homme malade de l’économie mondiale, l’Afrique est le continent qui connaît la plus forte croissance, le fameux «décollage» tant attendu et jamais concrétisé semblant être enfin enclenché.
Une ébauche de réponse à la question posée plus haut se trouve dans l’ultime chapitre de «Congo, une histoire», quand David Van Reybrouck prend l’avion pour…Canton. Où des dizaines de milliers Congolais entreprenants, beaucoup de femmes et quelques hommes, résidents temporaires ou permanents, remplissent des conteneurs à destination de Matadi (route vers Kinshasa reconstruite par les Chinois) ou de Pointe Noire (Congo ex-français) où le racket des douaniers corrompus serait un peu moins pressant. «Tcheng Tchan Tché» : c’est ainsi que les Kinois ont rebaptisé les «cinq chantiers» de la reconstruction promise par Joseph Kabila, installé sur le «trône» après l’assassinat de son père Laurent-Désiré. «La population n’a que trop conscience que Kabila a sous-traité la réalisation de ses fameux cinq chantiers aux Chinois pour masquer son propre immobilisme, comme il a sous-traité la guerre aux Rwandais et à la Momuc», écrit l’auteur.
Même si la Chine ne payait pas tout à fait au juste prix (ce qui reste à prouver) les dix millions de tonnes de cuivre qu’elle veut extraire du sous-sol du Katanga (soit d’avantage que pendant toute la domination belge), ses milliards de dollars seraient déjà infiniment plus que ce que la colonisation blanche à acquitté pour le pillage séculaire de l’Afrique centrale. Et même si elle est peu regardante quant aux valeurs que le Vieux Continent prétend aujourd’hui projeter à travers la planète, ce n’est pas aux vieilles putains de jouer les dames patronnesses. C’est pourquoi les cris d’orfraie des puissances occidentales (dont la classe politique française toujours vautrée dans la «Françafrique») et des institutions multilatérales qu’elles dominent encore devant ce «néocolonialisme» ne sont pas seulement le remugle du paternalisme colonial qui voyait dans les Africains de «grands enfants». Mais surtout, note Van Reybrouck, «une réaction de panique» devant l’arrivée en force d’un nouveau venu dans un jeu dont il change les règles établies. Pas tout seul…et pas en Afrique centrale uniquement.
PS : Lorsque je dirigeais le bureau de l’AFP à Bruxelles, le parc de Tervuren et son musée africain (voulus par Léopold II comme l’arboretum et le golf du Ravenstein voisins) était une des destinations de mes randonnées cyclistes dominicales, d’un départ à proximité d’un autre héritage léopoldien, le parc du Cinquantenaire. Ma perception du lieu et de son histoire a complétement changé quand je suis tombé par hasard, dans une librairie de Washington, sur le livre d’Adam Hochschild “King Leopold’s Ghost”. Avec David Van Reybrouck, ce fantôme prend une dimension universelle. C’est un miroir dans lequel toute colonisation devrait pouvoir se regarder. Ecrit en flamand, “Congo, une histoire” a été publié en français fin 2012 chez Actes Sud.