Reportage de Charlotte Maisin. Source: LaLibre.be
Ordinateurs, smartphones, lecteurs MP3, médicaments, montres et bijoux, aéronautique, armement… La liste des produits manufacturés qui contiennent du colombo-tantalite, de l’étain, du cobalt ou de l’or est très longue. Notre économie est absolument dépendante de ces minerais qu’elle doit, à tout prix, aller chercher aux quatre coins du globe : au cœur du Kivu africain, sur les rives du fleuve Amazone et dans l’arrière-pays chinois. L’enjeu est gigantesque et, dans ces affaires de gros sous, tous les coups sont permis.
Ces fichues montagnes d’or
Il faut montrer patte blanche pour entrer dans la concession de la multinationale canadienne Banro, qui extrait de l’or des montagnes du Sud-Kivu, en République démocratique du Congo. Même une voiture du gouvernement congolais n’échappe pas à un contrôle draconien. Les agents de la police nationale congolaise – louée pour ses bons et loyaux services par la compagnie minière – surveillent en chiens de garde l’entrée de ce territoire aussi vaste qu’une province belge.
Inévitablement, des villages peuplent cette concession, dont les limites restent floues. Et même pour des médecins du ministère de la Santé, le passage est rude. L’État ne gouverne pas dans cette partie du Kivu, le chef suprême, c’est Banro. Pourtant, cette population a un besoin urgent d’aide.
Il y a peu de temps, Ciza et Bahati, âgés de 22 et 23 ans, faisaient vivre leur famille grâce à l’exploitation artisanale de l’or dans la mine de Mbwega. Aujourd’hui, le site est occupé par l’usine de la multinationale. Bahati, dont le prénom signifie “chance” en kiswahili, n’a pas d’avenir devant lui. Même s’il avait assez d’argent pour rejoindre un autre site d’extraction artisanal, il explique qu’il “en serait chassé, car les mineurs qui y travaillent ont peur que nous leur prenions leur boulot”.
Les anciens mineurs et les populations locales qui vivaient sur le site minier se retrouvent donc sans emploi et une partie importante d’entre eux a été déplacée à 1700 mètres d’altitude, dans des maisons construites à la va-vite et où un vent froid rend les conditions de vie déplorables : les maladies se propagent et la population meurt à petit feu.
Une installation orchestrée
La terre, qui fait vivre les paysans du Kivu, est devenue l’enjeu d’une lutte violente. La situation est explosive. La faute à qui ? En 2002, le Congo sort d’une décennie de guerre. Le vieux Kabila a été assassiné, les Accords de Sun City mettent fin aux hostilités. Le pays est alors dirigé par un gouvernement d’union nationale dans lequel les experts de la Banque mondiale ont beaucoup à dire : ils se chargent de rédiger un nouveau Code minier qui libéralise le secteur et ils scellent des contrats avec les investisseurs étrangers, dont Banro. Après des dizaines d’années de négociations, l’entreprise canadienne signe un contrat d’une durée de 30 ans qui lui permet d’exploiter l’or à des conditions très avantageuses dans quatre concessions aurifères du Sud-Kivu : Kamituga, Lugushwa, Namoya et Twangiza.
Sur le terrain, c’est le début de la lutte pour la terre, qui met en scène le David et le Goliath des temps modernes. Mais les dés sont pipés : les manifestations locales sont étouffées ; les plus revendicateurs sont envoyés en prison, à l’image de ces vingt femmes qui, pour réclamer la compensation de leur champ exproprié, décidèrent de barrer l’accès au site industriel ; les procès sont des farces organisées et les populations locales congolaises, qui végètent à la dernière place du classement de l’Indice de développement humain du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), continuent de s’appauvrir.
Pendant ce temps, l’entreprise explore le sous-sol et son premier lingot d’or sort des mines à ciel ouvert du site de Twangiza le 11 octobre 2011.
“Banro nous appauvrit”
L’arrivée de Banro dans la région a soulevé des espoirs de développement économique qui sont rapidement retombés. Un ancien mineur déplore la situation : “On nous avait dit que la compagnie nous rendrait plus riches mais elle nous a, au contraire, appauvris.” Un chef local se plaint : “Plus de 80 % des mineurs de mon ancien groupement minier (NdlR : coopérative de creuseurs artisanaux) ont perdu leur emploi.“
Comme l’affirme Frédéric Thomas, chercheur au Cetri de Louvain-la-Neuve, l’industrie minière recrute peu.“Le mode opératoire des mines, intense en technologie et en capitaux mais nécessitant relativement peu de personnel, est, en soi, une source de frustrations et de tensions par rapport aux espoirs initiaux que tout projet fait miroiter aux populations locales.” L’Observatoire Gouvernance et Paix de Bukavu estime que sur les 6 000 creuseurs artisanaux qui travaillaient sur le site de Mbwega, seuls 850 ont été engagés par des sous-traitants de Banro, par des contrats précaires de journaliers et agents temporaires à un tarif horaire avoisinant 0,5$, ce qui est bien inférieur à ce qu’ils étaient capables de générer par eux-mêmes dans la mine.
L’opposition entre la population et la compagnie minière est profonde, analysent Sara Geenen et Klara Claessens de l’Institut de développement (IOB) de l’Université d’Anvers. “Pour une compagnie privée telle que Banro, seul un droit de propriété légal peut justifier l’implantation sur une terre, tandis que pour les habitants qui cultivent un champ ou exploitent un site minier, le droit d’usage leur est reconnu par le chef du territoire, le mwami, selon le droit coutumier en vigueur depuis des centaines d’années.”
Pour parvenir à un accord, un protocole de compensation a été négocié entre les représentants de l’entreprise et ceux du pouvoir coutumier mais, au grand dam de la population, ce dernier, attiré par l’idée qu’une part du gâteau pouvait lui revenir, s’est rangé du côté des plus forts.
Privatiser à tour de bras
C’est que l’activité industrielle d’extraction minière peut faire gagner beaucoup d’argent à l’Etat… à condition que les contrats soient bien négociés, que le Code minier de 2002 soit en partie révisé et que les entreprises propriétaires des “titres dormants”, purement spéculatifs, soient sanctionnées. C’est l’objectif prioritaire du gouvernement, et le Premier ministre Matata Ponyo a tenu à le rappeler en janvier dernier : la contribution du secteur minier au budget de l’Etat doit passer de 9 % en 2010 à 25 % en 2016.
Comme l’explique Frédéric Triest, de la Commission Justice & Paix Belgique, face à ces promesses de liquidités, l’activité artisanale pèse bien peu dans la balance. “Comparée aux millions de dollars en cash générés par le secteur industriel qui arrivent directement sur la table du gouvernement à Kinshasa, l’activité artisanale des provinces éloignées de l’Est paraît peu attractive.“
“ L’activité minière artisanale – nettement plus créatrice d’emplois que l’activité industrielle – est complémentaire de l’activité industrielle “, martèle Didier de Failly, directeur du Bureau d’Études scientifiques et techniques de Bukavu. “ Des zones spécifiques, les Zones d’exploitation artisanale (ZEA), prévues par le Code minier de 2002, doivent effectivement être délimitées et dédiées à l’activité artisanale afin de développer le secteur .” Mais, à ce jour, la création de ces zones n’est toujours pas amorcée et les superficies concédées aux multinationales étrangères, qui ont un appétit d’ogre, sont de plus en plus importantes.
Des pions bien placés
Cela fait l’affaire des pays occidentaux, dont l’économie est totalement dépendante de ces gisements. D’après la Commission européenne, l’industrie de l’Union européenne dépendante des ressources naturelles donne de l’emploi à 30 millions d’Européens et crée une valeur ajoutée de 1300 billions d’euros. Rien n’est plus clair : l’Union européenne n’a pas le choix, elle doit garantir ses importations. Comment ?
La réponse est arrivée sur un plateau d’argent, tendu par l’ONG Global Witness, qui lutte contre la corruption et la violence engendrées par l’abondance des ressources naturelles. Sensibilisée à la question des “minerais de sang“ qui financent des milices sans scrupule dans la région des Grands Lacs, l’ONG a fait pression sur le gouvernement américain : il n’était plus question d’acheter, aux Etats-Unis, une bague ou un smartphone taché du sang d’enfants soldats congolais.
Alors, les Etats-Unis ont légiféré. La section 1502 du Dodd-Frank Act votée par le Congrès américain en juillet 2011 affirme que “les minerais de guerre […] aident à financer […] un conflit extrêmement violent, notamment à l’égard des femmes, à l’origine de la situation d’urgence humanitaire”. Face à ce constat, la loi exige qu’à partir du 1er janvier 2012, les minerais en provenance du Congo soient certifiés “propres”. Résultat : l’extraction industrielle est en position de force car elle peut, plus facilement que les creuseurs artisanaux, certifier que les minerais extraits ne financent pas les groupes rebelles. Bingo ! Sous couvert de leur bonne conscience, les pays du Nord assurent leurs importations en ressources naturelles. A l’heure actuelle, la Commission européenne réfléchit à emboîter le pas aux Etats-Unis.
Aujourd’hui, malgré les rares processus mis en place en vue de certifier les minerais artisanaux extraits par les creuseurs, seule l’industrialisation est vue comme un vecteur de développement. Résultat : des milliers d’hommes se retrouvent privés de l’exercice d’une activité, dangereuse, mais qui leur permet de nourrir et de faire étudier leurs familles. Isolées et oubliées de tous, relogées à 2 000 mètres d’altitude dans des conditions humanitaires déplorables, ces populations, sacrifiées sur l’autel de notre modernité, par une des perfidies de notre histoire, mourront dans un cimetière d’or et de coltan.