Par Fweley Diangitukwa*
Mener une réflexion sur le parcours et le combat de Simon Kimbangu et de Patrice Lumumba revient inévitablement à parler de différents modèles de charisme.
Tout leader est porteur de charisme ou, pour le dire autrement, il n’y a pas de leader sans charisme. Le charisme se répartit en quatre principaux paradigmes : charisme de fondation, charisme de résistance et de libération, charisme de justice, charisme d’égalité. Les objectifs et les actes de chaque leader s’inscrivent dans l’un ou l’autre de ces quatre paradigmes. Ces paradigmes sont caractérisés par les grands traits suivants :
Les 4 principaux paradigmes du charisme
Le charisme de fondation renvoie au héros, c’est-à-dire au leader, qui a été à l’origine de la cohésion du groupe ou de la nation. Moïse (pour le peuple d’Israël), Washington, Napoléon, Simon Bolivar, Patrice Lumumba, etc. sont quelques exemples des leaders de ce type.
« Le charisme de résistance et de libération consiste dans la capacité à imposer une ligne de rupture par rapport à une oppression ou à une occupation et à mobiliser contre celle-ci des forces d’abord disparates »[1]. Elle concerne les leaders qui résistent contre un pouvoir injuste comme dans le cas de l’aliénation spirituelle et de la décolonisation ou qui contribuent à l’émancipation collective comme dans le cas de la résistance contre l’apartheid. Les leaders de la résistance et de la libération se distinguent par leur refus à la soumission. Pour marquer son refus, René Char a écrit : « Je n’écrirai pas de poème d’acquiescement »[2]. Gandhi[3], Simon Kimbangu sont quelques exemples des leaders de ce type.
Le charisme de justice cherche à rétablir l’ordre qui a été rompu. Il fait appel au « règlement des conflits qui permet d’apurer un passé de haines sans le faire tomber dans l’oubli, mais en le ‘travaillant’ de façon à le surmonter »[4]. Parmi les leaders de ce paradigme, il y a les prophètes (Jésus, Mahomet, Bouddha, etc.), Martin Luther King, Mandela et Desmond Tutu avec leur comité « Vérité et réconciliation », l’Abbé Pierre en France, etc. Malgré les nombreuses années passées dans les geôles de l’apartheid d’Afrique du Sud, Nelson Mandela a prôné la réconciliation en bannissant la vengeance. Voici qu’un homme, un détenu à vie, issu de la race noire composée de sous-hommes dans une Afrique du Sud raciste, exclu de toutes les hautes fonctions publiques par la loi de l’État des Blancs, interdit d’accès dans les lieux publics réservés exclusivement aux seuls Blancs, accède à la fonction suprême d’un pays dominé uniquement par la race blanche. Mandela, comme son cadet Obama, est tout un symbole. Il a dirigé l’Afrique du Sud sans le moindre accent revanchard des douleurs et de l’humiliation subies pendant des décennies. Décidé à rétablir la justice entre les races, il a tracé la voie du futur à son pays en donnant confiance aux siens. Certes, il n’a pas résolu tous les problèmes [ce qui était impossible en un seul mandat], mais en donnant le pouvoir aux siens, il leur a donné la dignité d’être des hommes semblables aux autres. En ne renouvelant pas son mandat à la tête de l’Etat alors qu’il réunissait toutes les conditions, il a montré aux chefs d’Etat démagogues et omniprésents qu’il était un homme digne et fier : un vrai leader, un héros, un SAGE.
« Le charisme de Mandela permet de dénouer le dilemme moral et juridique, ce que seule la force d’une personnalité éthique portée par une telle légitimité d’opposition personnelle à l’iniquité de l’apartheid pouvait obtenir. Le charisme de justice converge sans doute ici avec un charisme de fondation comme refondation d’une communauté après le traumatisme ou la division extrême du crime »[5]. Sur le charisme de justice, Charles Taylor note à propos de Mandela et de Desmond Tutu : « Les grands bienfaiteurs en politique sont ceux dont les interventions charismatiques aident une société à évoluer vers cet espace, celui où s’ouvre la possibilité d’une paix politiquement supérieure. »[6]
Le charisme d’égalité s’intéresse à l’inégalité entre les races et entre les sexes. Les leaders qui se manifestent dans ce paradigme luttent contre l’exploitation de l’homme par l’homme, contre les inégalités des groupes, des classes sociales, des races, des salaires. Parmi les leaders de ce paradigme, on peut citer Martin Luther King, les indépendantistes en Amérique latine, en Asie, en Afrique, les grands syndicalistes, etc. Au plan contemporain, l’ancien président brésilien Lula et le président américain Barack Obama[7] sont parmi les exemples de ce paradigme. L’un est un ancien ouvrier syndicaliste et l’autre est un métis, fils d’un Kenyan et d’une Américaine.
Le président Obama représente « l’itinéraire d’un homme qui peut se penser comme le reflet typique des difficultés, des tensions, des contradictions et des chances d’un produit des hybridations raciales et sociales américaines »[8]. Les deux hommes ont fait face à l’injustice et au mépris mais malgré cela ils sont devenus chacun président de la République et ont lutté pour l’égalité des droits entre Noirs et Blancs d’une part et contre l’exclusion des pauvres d’autre part (des ouvriers dans le cas du Brésil, des Noirs, des métis et des immigrés dans le cas des États-Unis). Les deux présidents ont sincèrement pensé à leurs compatriotes des classes sociales pauvres. « Les discours d’Obama manifestent une capacité d’empathie avec la diversité des Américains, du haut en bas de l’échelle sociale, y compris avec les plus modestes, avec ceux qui n’attendaient plus rien de la politique. »[9] Comme le dit si bien Jean-Claude Monod, il n’est jamais facile de « transformer en profondeur un système économique et social aussi grevé d’inégalités »[10]. Mandela, Lula et Obama l’ont fait et ont réussi. Cela revient à dire que le charisme d’un homme peut contribuer à changer le destin d’un peuple. Cela s’illustre dans la ténacité du président Mandela à mettre fin à l’apartheid et du président Obama à mener à bien la réalisation d’une assurance santé qui a permis de couvrir d’une assurance maladie digne de ce nom 32 millions d’Américains qui, avant lui, en étaient dépourvus.
La conviction de mettre sa vie au service d’une grande cause en dépit du risque que cela représente caractérise le comportement des leaders. La plupart ont fait de la prison (Kimbangu, Lumumba, Mandela, Thomas Sankara, Aung San Suu Kyi, etc.) mais ils n’ont pas changé leur volonté d’œuvrer pour l’égalité et la paix parmi les hommes en s’appuyant sur l’éthique de conviction et de responsabilité. Les vrais leaders sont prêts à mourir pour défendre leurs croyances et leurs convictions. C’est donc l’engagement pour une cause noble qui donne naissance au charisme de quelqu’un. Jean-Claude Monod écrit : « On remarquera d’ailleurs que cette capacité à s’en tenir à ce que l’on croit vrai, contre les pressions les plus diverses, est une source de charisme personnel et ‘spirituel’ qui se retrouve bien au-delà du domaine politique. »[11] À l’instar de Mandela, Obama est un symbole dans la pensée américaine. Voici qu’un homme, issu « d’une union interraciale qui était encore, lors de sa naissance, condamnée par la loi de certains États fédérés des États-Unis, accède à la fonction suprême d’un pays où l’extermination des Indiens, l’esclavage, puis la ségrégation des Noirs avaient été la toile de fond d’une ‘démocratie’ longtemps délimitée par la ‘suprématie blanche’ »[12].
L’égoïsme est ce qui tue le Congo
Nous, Congolais de toutes les provinces, qui bénéficions du combat mené par Simon Kimbangu et Patrice Lumumba et de leur sacrifice suprême, nous devons, aujourd’hui, nous poser très sérieusement la question suivante : « Qu’avons-nous fait de l’héritage de Kimbangu et de Lumumba ? Que faisons-nous pour mériter ce qu’ils ont accompli pour notre pays ? Sommes-nous dignes de leur combat ou devons-nous plutôt nous considérer comme de simples jouisseurs ingrats ?
Simon Kimbangu est le détenu qui a passé le séjour le plus long, le plus pénible et le plus atroce en prison à cause de son opposition à la colonisation des Belges. Patrice Lumumba a payé de sa vie pour sauver l’unité du Congo. Simon Kimbangu est mort en prison, à Elisabethville, dans le Katanga, loin de son village natal. Patrice Lumumba a été assassiné dans le Katanga, loin de son Sankuru natal. Qu’avez-vous fait et qu’avons-nous fait pour rendre honneur à leur combat pour un Congo uni et libre, alors qu’ils sont morts pour nous ?
L’égoïsme est ce qui tue le Congo. Nous organisons des fraudes électorales à la tête de nos associations et de nos partis pour élire ou faire élire quelqu’un qui nous est proche en dépit des statuts et des lois ? Certains parmi nous soutiennent ou ont eu à soutenir en coulisse la dictature de M. Joseph Kabila. En quoi sommes-nous honnêtes avec nous-mêmes ? Nous préférons soutenir les hommes de notre tribu ou de notre ethnie là où nous sommes appelés à nous s’unir pour vaincre l’ennemi. Devant l’impératif de l’indépendance immédiate réclamée par Kasa-Vubu et l’ABAKO, Patrice Lumumba a dû abandonner Bolikango qui était lui aussi candidat à l’élection présidentielle pour soutenir Kasa-Vuvu dans un élan d’Union pour la nation. Quelle est notre stratégie pour lutter contre l’imposteur qui menace notre cohésion et qui organise le pillage de nos ressources naturelles ? Sommes-nous prêts à nous unir dans un seul mouvement pour mettre fin à l’ignominie ? Dans la prochaine élection présidentielle [si elle a lieu en 2016], serons-nous prêts à soutenir un seul candidat – un vrai Congolais de souche, qui ne fait l’ombre d’aucun doute ? Si oui, je suis avec vous, dans le cas contraire, je suis contre vous.
Je vous remercie.
Fweley Diangitukwa,
Politologue et écrivain
*Une large partie de ce texte est un extrait du livre de : Fweley Diangitukwa & Djawed Sangdel, Comment devenir un leader charismatique et efficace, Saint-Légier (Suisse), éditions Monde Nouveau, novembre-décembre 2013.
[1] Jean-Claude Monod, Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ? Politique du charisme, Seuil, 2012, p. 272.
[2] René Char, Feuillets d’Hypnos [1946], Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1983, p. 176.
[3] Napoléon a créé les institutions avec le Code civil ; Simon Bolivar a été à l’origine du rapprochement des États en Amérique latine ; Gandhi a fondé l’Inde moderne et le concept de non-violence.
[4] Jean-Claude Monod, op. cit., p. 273.
[5] Ibid., p. 274.
[6] Charles Taylor, L’Âge séculier, trad. fr. Patrick Savidan, Paris, Seuil, 2011, p. 1193.
[7] Sur le charisme de cet homme politique, lire Pierre S. Adjete, Barack Obama. Un leadership politique médiateur, Paris, L’Harmattan, 2009.
[8] Jean-Claude Monod, op. cit., p. 283.
[9] Ibid., p. 278.
[10] Ibid., p. 288.
[11] Ibid., p. 281.
[12] Ibid., pp. 283-285.