Par Jean-Pierre Mbelu
« Marx a su qu’il fallait nommer l’adversaire, la puissance qui ensorcelle, qui capture le monde et la pensée, parce que nommer, c’est engager la lutte, c’est agencer une syntaxe qui fasse sentir que rien de ce qui se présente comme normal ne l’est. » Ph. Pignarre et I. Stengers
Le Ministre de la justice et garde des sceaux est passé sur Top Congo FM le 5 août 2024. Il était en face aux journalistes pouvant lui poser des questions sans aucun tabou.
A première vue, les réponses qu’il donne sont portées par un sérieux souci de réformer la justice et de permettre au pays de fonctionner normalement. En effet, reconnaît Constant Mutamba, la justice élève une nation. La mafia ayant élu domicile au sein de la justice kongolaise depuis plusieurs années l’a détruite. Amorcer plusieurs réformes et les états généraux de la justice, cela pourrait donner un nouveau souffle au pays. Il donne des exemples de ce qu’il a déjà amorcé.
L’impression qu’il donne est d’être un volontariste décidé de sortir le pays du gouffre de l’indiscipline et de la mafia où il est plongé. Après ses cent jours à la tête du ministère, il pourra être jugé sur les faits, a-t-il promis aux journalistes. Tant mieux !
Sun City, c’est quoi ?
Interrogé sur la présence de certains membres du gouvernement ayant participé au génocide kongolais célébré à Kisangani et sur la possibilité qu’ils soient poursuivis en justice, il soutient que la justice n’a pas d’effets rétroactifs. Que les bénéficiaires des immunités après la rencontre de Sun City, par exemple, peuvent jouir de leur liberté sans problème. Soit !
Soutenir les procédures d’amnisties menées à travers ces différents rencontres (Pretoria, Lusaka, Sun City, etc.), c’est refuser de nommer le mal profond dont souffre le pays depuis plus de trois décennies : la perte de sa souveraineté et son entraînement dans des processus d’infiltration affaiblissant ses structures de pouvoir.
Mais Sun City, c’est quoi ? Constant Mutamba peut-il nommer Sun City ? Qui a initié cette rencontre ? Et pour quelles fins ? Pourquoi ? Avant Sun City, y a-t-il eu un tribunal kongolais pour juger les criminels de guerre, les criminels contre l’humanité et les criminels économiques impliqués dans la guerre raciste de prédation et de basse intensité menée contre le Kongo-Kinshasa depuis les années 1990 ?
Sun City, comme beaucoup d’autres rencontres initiées par les parrains de Kigali et de Kampala, a été un moment d’infiltration et d’affaiblissement de toutes les institutions du pays avec la complicités de ses filles et ses fils corrompus en vue d’en faire un “Etat-raté-manqué” [1]. Beaucoup de “Chevaux de Troie” sont devenus des acteurs apparents de la descente du pays aux enfers par la magie de l’entérinement des accords signés à plusieurs de ces rencontres. Elles ont aussi été les lieux de la promotion de la tactique du “talk and fight” dont le pays souffre jusqu’à ce jour. (Lire Pierre Péan, Carnages. Les guerres secrètes des grandes puissances en Afrique (Paris, Fayard, 2010) aiderait Constant Mutamba a avoir une bonne lecture de toutes ces rencontres.)
Donc, soutenir les procédures d’amnisties menées à travers ces différents rencontres (Pretoria, Lusaka, Sun City, etc.), c’est refuser de nommer le mal profond dont souffre le pays depuis plus de trois décennies : la perte de sa souveraineté et son entraînement dans des processus d’infiltration affaiblissant ses structures de pouvoir. Comment serait-il possible, dans ces conditions de le remettre sur les rails ? Difficile. Le ver est dans le fruit.
La référence à Lumumba
Faisant allusion à l’omission de son nom lors de la sortie du gouvernement, Constant Mutamba dit que cela relève de la métaphysique. Et revisitant l’histoire du pays, il cite les gouvernants ayant eu accès aux postes de responsabilité à peu près son âge. Logique avec lui-même, il cite, parmi eux, un “Cheval de Troie” dont les crimes risquent de ne pas être jugés sous son passage au ministère de la justice. Pourtant, ils sont documentés. Très bien documentés. Comment, pourra-t-il prétendre que la justice élève la nation si l’un des mafieux de haute facture demeure impuni tout en jouissant du fruit de ses crimes ? Constant Mutamba ne risquera-t-il pas de se contenter de la poursuite des lampistes tout en passant à côté de la justice à rendre aux victimes enterrées dans les fosses communes de Maluku, celles des assassinats extrajudiciaires de Kamwina Nsapo, etc. ?
Comment, pourra-t-il prétendre que la justice élève la nation si l’un des mafieux de haute facture demeure impuni tout en jouissant du fruit de ses crimes ? Constant Mutamba ne risquera-t-il pas de se contenter de la poursuite des lampistes tout en passant à côté de la justice à rendre aux victimes enterrées dans les fosses communes de Maluku, celles des assassinats extrajudiciaires de Kamwina Nsapo, etc. ?
Parlant de son âge, Constant Mutamba cite aussi Lumumba comme référence avant de faire allusion au sort qu’il pourra réserver à Paul Kagame. Prendre Lumumba comme référence ne devrait-il pas inciter Constant Mutamba à mieux nommer les choses ? En son temps, « Marx a su qu’il fallait nommer l’adversaire, la puissance qui ensorcelle, qui capture le monde et la pensée, parce que nommer, c’est engager la lutte, c’est agencer une syntaxe qui fasse sentir que rien de ce qui se présente comme normal ne l’est. [2] » Le Kongo-Kinshasa actuel n’est pas un pays normal. Pourquoi Constant Mutamba est-il tenté de reconduire une approche biaisée de la guerre raciste de prédation et de basse intensité menée contre le Kongo-Kinshasa ? Lumumba savait dire qui a fait quoi.
Dans sa lettre à sa femme, Pauline, il ne passe pas par quatre chemins pour établir la responsabilité de ceux qui avaient décidé de torpiller la lutte pour l’indépendance du pays. Il écrit ceci : « Mais ce que nous voulions pour notre pays, son droit à une vie honorable, à une dignité sans tache, à une indépendance sans restrictions, le colonialisme belge et ses alliés occidentaux – qui ont trouvé des soutiens directs et indirects, délibérés et non délibérés, parmi certains hauts fonctionnaires des Nations-Unies, cet organisme en qui nous avons placé toute notre confiance lorsque nous avons fait appel à son assistance – ne l’ont jamais voulu. » Et il ajoute : « Ils ont corrompu certains de nos compatriotes, ils ont contribué à déformer la vérité et à souiller notre indépendance. »
Cette approche de Lumumba a l’avantage d’être claire dans l’établissement des responsabilités. Les compatriotes corrompus sont cités après les acteurs majeurs que sont les colonialistes, leurs alliés et les hauts fonctionnaires des Nations-Unies. Il n’y a aucune confusion dans la répartition des rôles.
Avoir Lumumba comme référence idéologico-politique et citer, Paul Kagame, “nègre de service” des globalistes apatrides et menant au Kongo-Kinshasa une guerre par procuration comme en étant le responsable numéro un, c’est participer de la falsification de l’histoire et de la perpétuation de cette guerre. Cela dans la mesure où “les nègres de service” sont interchangeables.
Donc, cette approche minimaliste de la guerre par procuration que mènent Paul Kagame et Museveni (et des kongolais corrompus) conduit Constant Mutamba à croire qu’il innoverait en traduisant le président rwandais à la CPI. Soit !
Avant d’en arriver là, il demanderait des conseils à Carla del Ponte. Longtemps avant lui, elle a essayé d’initier des poursuites contre les militaires du FPR/APR. Les parrains de Kagame lui ont opposé une fin de non recevoir. Comme bien d’autres avocats du TPIR, elle a fait une expérience amère. « Del Ponte tire l’amère leçon de ce féroce face-à-face entre la justice et la politique, le 27 janvier 2007, devant les étudiants de l’Université catholique de Lille : « Il y a un règle d’airain que chaque procureur, national ou international se doit de garder présente à l’esprit : la politique est à la justice ce que l’eau est au métal. Elle ronge, corrode, corrompt et finalement anéantit ! [3]»
Conclusion : De bonnes intentions et un système néocolonial
Perdre de vue le lien entre la guerre menée par procuration contre le Kongo, la politique et la justice internationales serait une tentative de s’engager sur une voie qui ne mène nulle part. Donc, dès que les choses ne sont pas bien nommées et les interconnexions internes au système néocolonial établies, les luttes et les réformes judiciaires risquent de tourner court.
Créer un parquet financier, désengorger les prisons, créer de nouvelles prisons, mettre en place une inspection générale de la justice, bancariser les frais de justice, etc., ce sont de bonnes intentions ; tout cela peut être faisable. Néanmoins, prendre en compte le fonctionnement du système néocolonial avec tous les apports de ses “petites mains”, lire et relire l’histoire du pays, penser à organiser une « offensive révolutionnaire » pour en finir avec la guerre en produisant des liens géostratégiques capables de la soutenir et créer un pays réellement souverain, c’est mieux.
Créer un parquet financier, désengorger les prisons, créer de nouvelles prisons, mettre en place une inspection générale de la justice, bancariser les frais de justice, etc., ce sont de bonnes intentions ; tout cela peut être faisable. Néanmoins, prendre en compte le fonctionnement du système néocolonial avec tous les apports de ses “petites mains”, lire et relire l’histoire du pays, penser à organiser une « offensive révolutionnaire » pour en finir avec la guerre en produisant des liens géostratégiques capables de la soutenir et créer un pays réellement souverain, c’est mieux. La souveraineté réellement conquise devrait précéder toute organisation responsable et responsabilisante de la justice.
Il se pourrait que les luttes pour l’une et pour l’autre se chevauchent… C’est possible…Mais la perpétuation de “la guerre par morceaux” dans un monde où l’émergence du Sud Global fait grincer les dents dans le camp des initiateurs de Berlin (1884-1885) par le biaise des “nègres de service” interchangés peut tout chambarder. Qui pilote le processus de Luanda en sous main ? N’est-ce pas un Sun City bis, avec le même objectif majeur, faire du Kongo un perpétuel “Etat-raté-manqué”?
Babanya Kabudi
Génération Lumumba 1961
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[1] Lire J.-P. MBELU, La fabrique d’un Etat raté. Essais sur le politique, la corruption morale & la gestion de la barbarie, Paris, Congo Lobi Lelo, 2021.
[2] PH. PIGNARRE et I. STENGERS, La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, Paris, La Découverte, 2005,p. 73.
[3] F. HARTMANN, Les guerres secrètes de la politique et de la justice internationales, Paris, Flammarion, 2007,297.