Par Jean-Pierre Mbelu
Lumumba a prononcé des discours d’une grande portée intellectuelle et humaniste. Ils peuvent être lus encore aujourd’hui et orienter la lutte de ceux et celles qui croient en la noblesse de sa lutte. Plus de cinq décennies après son assassinat, Lumumba nous semble être encore vivant. Assez tôt, il a su dire pourquoi l’impérialisme et le colonialisme furent une voie de la décivilisation et de l’ensauvagement.
Patrice Emery Lumumba est l’un des rares congolais à avoir saisi un peu tôt les enjeux politiques et économiques dont « la guerre froide » constituait « un mythe ». Jusqu’à ce jour, il est encore difficile à plusieurs compatriotes de Lumumba de comprendre que « la guerre froide » -comme les autres chaudes ou tièdes qui l’ont accompagnée ou suivie- fut un moyen d’étendre « le grand domaine » anglo-saxon (des ressources du sol et du sous-sol) aux « domaines d’autrui » en les arrachant. Cette guerre et les phénomènes du colonialisme et de l’impérialisme qui l’ont portée jusqu’aux confins du monde ont participé de la
décivilisation permanente des élites anglo-saxonnes et occidentales dominantes qui l’ont orchestrée. Elles ont initiée « une régression universelle » au point de pousser Aimé Césaire à penser qu’ « il faut d’abord étudier comment la colonisation travaille à
déciviliser le colonisateur, à l’
abrutir au sens propre du mot, à la dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral (…).
[1]»
La colonisation et l’impérialisme ont tué dans ces élites toute élévation sincère vers des valeurs humanistes en devenant la face politique visible du capitalisme du désastre. La violence, la haine raciale, la décivilisation et l’abrutissement qu’ils ont induits ont été longtemps interprétés comme étant « les rapports de force ». Ceux-ci peuvent être favorables ou défavorables à un peuple (ou à une alliance entre des peuples) selon qu’il est capable d’anéantir, d’avilir, de tuer, de massacrer, de déstructurer ou pas d’autres peuples (et leurs cultures) pour étendre « le domaine » de ses ressources naturelles. Ces élites ont dominé le monde pendant très longtemps au point que leur hégémonie culturelle a fini par manger les cœurs et les esprits (de plusieurs d’entre nous) et les forcer à adopter politiquement le langage des « rapports de force » favorables ou défavorables comme principe de la realpolitik.
Pourtant, décivilisés, « les rapports de force favorables » sont (souvent) un discours, un langage utilisé pour cacher des crimes commis au nom de la conquête des terres et des mers en vue d’accroître la quantité de richesses (souvent) stratégiques dont un pays a besoin pour être classifié parmi « les grandes puissances ». « Derrière chaque fortune, disait Balzac, il y a un crime ! » Décivilisés, « ces rapports de force » sont favorables là où le relativisme moral a triomphé ; là où l’étude de l’histoire n’a pas conduit à posé un regard lucide sur la décivilisation des élites et autres oligarques d’argent. Ils sont la voie ouverte à l’ensauvagement universalisant.
Lumumba fut la bête noire de cette décivilisation. Assez tôt, il avait compris qu’il ne pouvait y avoir d’indépendance politique possible sans que les Congolais (et les Africains) deviennent « maîtres » de la terre que le Seigneur leur avait donnée. Sa connaissance théorique du « discours civilisateur » débité par les élites décivilisées lui a joué un tour : il y a cru au point de ne pas prendre en compte que le pays de ses ancêtres était un espace géographie produits par les accords de Berlin en 1885 !
Or, ces élites dominantes opèrent sur fond d’un double discours : « un discours civilisateur » sur la défense de « leurs valeurs de liberté, d’égalité de chances, de fraternité sans frontière, de justice » et un autre, « décivilisateur » brandissant le renversement des « rapports de force ». Là où leurs intérêts bassement matériels sont engagés, ils peuvent recourir à l’un de ces discours pour justifier une guerre classique ou une guerre par procuration.
Lumumba ne comprit pas que ceux dont les fils enseignent « les droits de l’homme » à l’école puissent aussi opter « le régime d’exploitation et d’asservissement » Dans sa lutte d’émancipation, il lui arriva de tendre « une main fraternelle à l’Occident ». « Qu’il nous donne aujourd’hui, dit-il, la preuve du principe d’égalité et de l’amitié des races que ses fils nous ont toujours enseigné sur les bancs de l’école, principe inscrit en grands caractères dans la Déclaration universelle des droits humains.
[2]»
L’assassinat (politique et raciste) de Lumumba peut être lu comme un refus de la reconnaissance de sa race comme étant « une race humaine ». Lui fut pourtant convaincu que « les Africains doivent jouir, au même titre que les autres citoyens de la famille humaine, des libertés fondamentales inscrites dans cette Déclaration et des droits proclamés par la Charte des Nations unies.
[3] »
L’école aurait-elle joué, dans la vie de Lumumba, comme dans celle de plusieurs compatriotes aujourd’hui, le rôle de l’opium ? Aurait-il servi à occulté « le discours décivilisateur, raciste et violent » constituant le soubassement des ravages causés par l’impérialisme et le colonialisme ? L’école (et l’université) a-t-elle enchaîné la pensée de Lumumba et de ses compatriotes au point de certains de ces derniers l’accusent aujourd’hui de tous les mots tout en applaudissant « ses bourreaux » ?
Le discours décivilisateur est souvent tenu, au sein de ces élites occidentales dominantes, par leur Etat profond opérant à partir de certains cercles de pouvoir tels que la Trilatérale, le Siècle et le Bilderberg. Il n’est pas à la portée du commun des mortels ; il compte les droits de l’homme et la démocratie parmi les idées illusoires au nom du « dieu argent ». Il manipule les médias et instrumentalises les institutions politiques et économico-financières internationales.
L’assassinat de Lumumba a sonné le glas de l’étude du phénomène de la
décivilisation et de l’
abrutissement des élites occidentales dominantes dans plusieurs cœurs et plusieurs esprits congolais. Il a créé la peur de la confrontation et l’adhésion de plusieurs d’entre nous comme des « esclaves volontaires » au discours hégémonique des « petites mains » du capitalisme du désastre abusivement dénommé « partenaires ». Ces « esclaves volontaires » sont tombés sous le coup de la propagande occidentale. « La propagande occidentale, écrit Andre VLTCHEK, est presque risible. La propagande occidentale est beaucoup plus efficace et sophistiquée, elle s’appuie sur des siècles de contrôle violent sur le monde, elle fait partie du colonialisme. Après avoir vécu sur tous les continents, je crois que l’Occident est la zone culturelle la moins éclairée. Elle est pleine d’autosatisfaction et d’arrogance, mais complètement ignorante du reste de la planète qu’elle a ruinée et pillée pendant des siècles.
[4]» Elle remet aux calendes grecques la décolonisation de plusieurs cœurs et esprits. Elle privilégie une seule rencontre historique violente de l’Occident avec d’autres peuples au point d’en passer d’autres sous silence. Donnons l’exemple de la Chine.
« Dans le passé, la puissance bien plus avancée qu’était la Chine est arrivée en Afrique avec des navires chargés de cadeaux et de scientifiques. Ils ont accosté à plusieurs reprises sur les rivages de ce qui est aujourd’hui le Kenya, ils ont échangé des cadeaux et ont documenté la vie des sociétés sur ces rivages, puis ils sont ensuite rentrés chez eux. Ils sont venus pour visiter et apprendre ! Une telle approche est inimaginable pour les puissances occidentales avides et despotiques
. [5]»
Pour éviter de tomber dans une pensée manichéenne, rappelons que pour qu’elles puissent triompher, les élites dominantes occidentales composent depuis toujours avec « les féodaux indigènes », « les nègres de service » ou « les kapitas médaillés » en recourant à la politique du « diviser pour régner ».
Bien qu’étant tombé « victime » du « discours civilisateur », Lumumba connaissait la nature de « la matrice organisationnelle » du colonialisme et de l’impérialisme, de « ce capitalisme dégradant et honteux ». Cette connaissance était portée par quelques convictions. Certaines sont reprises dans sa lettre à Pauline dont voici un extrait : « Que pourrai-je dire d’autre ? Que mort, vivant, libre ou en prison sur ordre des colonialistes, ce n’est pas ma personne qui compte. C’est le Congo, c’est notre pauvre peuple dont on a transformé l’indépendance en une cage d’où l’on nous regarde du dehors, tantôt avec cette compassion bénévole, tantôt avec joie et plaisir. Mais ma foi restera inébranlable. Je sais et je sens au fond de moi même que tôt ou tard mon peuple se débarrassera de tous ses ennemis intérieurs et extérieurs, qu’il se lèvera comme un seul homme pour dire non au capitalisme dégradant et honteux, et pour reprendre sa dignité sous un soleil pur. » Lumumba était aussi convaincu que « nous ne sommes pas seuls. L’Afrique, l’Asie et les peuples libres et libérés de tous les coins du monde se trouveront toujours aux côtés de millions de congolais qui n’abandonneront la lutte que le jour où il n’y aura plus de colonisateurs et leurs mercenaires dans notre pays. » Dans un monde tendu vers la polycentricité, se souvenir que « nous ne sommes pas seuls » pousseraient les patriotes Congolais à regarder vers ces peuples qui, contre vents et marées, ont fini par trouver leur propre voie tracée par une pensée nourrie des actions menées à partir de « leurs catacombes » tout en étudiant la possibilité d’organiser «un bon accord commercial , un accord commercial juste et honnête » avec « les anciens partenaires » occidentaux.
Lumumba « savait » et « sentait » que « son peuple », « tôt ou tard » achèvera la lutte d’émancipation au sein de laquelle il s’est glissé. Une lutte initiée par certains autres compatriotes dont Kimpa Vita et Kimbangu. Poursuivre l’étude du double langage des élites occidentales et en déconstruire les pièges, recréer une école organisant (aussi) la pensée à partir de l’histoire et des « catacombes » de nos masses sociales, être prêt à mourir à son égo surdimensionné et à l’ignorance de la nature du capitalisme du désastre, etc. , tel est l’effort qui pourrait être exigé de ceux et celles qui, encore aujourd’hui, croient en la noblesse de la lutte de Patrice-Emery Lumumba pour un Congo digne. Ayant donné le meilleur de lui-même, il a su, en conscience, passé le relais en accordant un peu plus de privilège au peuple congolais avant sa personne.
Mbelu Babanya Kabudi
[1] Ce texte est un extrait du Discours sur le colonialisme tiré de
La pensée noire. Les textes fondamentaux, dans
Le Point (Hors-série), Avril-mai, 2009, p.59. L’auteur souligne.
[2] «
Africains, levons-nous ! » Discours de Patrice Lumumba, 22 mars 1959, p. 16-17.