Par Jean-Pierre Mbelu
« La plupart des gens aiment la futilité et l’anesthésie. Quelqu’un qui nous anesthésie pour nous éloigner de nos pensées, et quelqu’un qui nous fait rire avec des futilités, est meilleur que quelqu’un qui nous réveille à la réalité et nous fait mal en disant la vérité. »
– Anton Tchekhov
Mise en route
Le Kongo-Kinshasa a déjà fait, à quelques reprises, l’expérience des identités tribales et/ou ethniques devenues meurtrières[1]. Malgré cela, certaines de ses filles et certains de ses fils auraient pris l’option pour le récidivisme. Cette expérience historique malheureuse ne devrait-elle pas constituer un seuil pour un engagement lucide en vue d’un autre Kongo possible ? Comment expliquer cette tendance à vouloir rendre les conflits tribaux et ethniques meurtriers ? Pourquoi le conflit devrait-il nécessairement impliquer le rejet de l’altérité et jouer la carte du “eux” et ‘”nous”, du “chez nous” et du “chez eux” dans un pays où l’hymne national magnifie “le nous” un et indivisible dans son hétérogénéité [2]?
Gérer la pluralité dans un pays multiethnique (et/ou multinational) ne serait pas une mince affaire. Cela relèverait d’une fabrication, d’une production du ”nous” au cours d’un processus politique collectif considéré comme un ouvrage à toujours remettre sur le métier. L’éducation jouerait un rôle majeur dans ce processus. Une éducation considérant l’identité comme étant une responsabilité patriotique.
Le discours identitaire et la culture nationale unifiante (sous le drapeau?)
Le discours identitaire au Kongo-Kinshasa relève de la capture de la capacité de penser et de sentir des Kongolais(es) par une hégémonie culturelle dominante prônant la politique du “diviser pour régner” par le biais de ses “petites mains” politicardes et médiatiques. Il est le résultat d’un manque criant et/ou d’une ignorance de l’importance d’une culture nationale unifiante, d’une conscience historique de la guerre par morceaux menée contre le pays depuis la traite négrière jusqu’à nos jours. L’entretien d’une culture nationale et d’une conscience historiques unifiantes auraient pu produire une cohésion nationale face au militarisme, au mercantilisme et au racisme, piliers du grand Capital et de ses fondés du pouvoir en essayant de mettre à nu les forces matérielles impliquées dans la fabrication de ce discours.
Une culture nationale historique de “l’excellence” pourrait enseigner aux jeunes générations le courage et le patriotisme des résistants et des survivants aux paradigmes de néantisation et d’indignité.
Pendant des siècles, le peuple kongolais a subi la traite négrière, la colonisation et la néocolonisation. Ces paradigmes de néantisation et d’indignité ont produit des effets matériels et spirituels nocifs dans les coeurs et les esprits des Kongolais(es). Ils ont été et sont encore les piliers de la capture susmentionnée. Cette capture de la capacité de penser et de sentir entretient de l’ignorance. Elle oriente vers l’hédonisme consumériste et engendre la haine, la méchanceté, la convoitise et la cupidité ainsi que le rejet de la coopération conflictuelle. Là où triomphent ces passions tristes, prendre soin les uns des autres devient une mer à boire. Comment, dans ce contexte, lutter contre le récidivisme des partisans des identités tribales et ethniques meurtrières ?
En instituant une culture nationale historique de “l’excellence”. Celle-ci pourrait enseigner aux jeunes générations le courage et le patriotisme des résistants et des survivants aux paradigmes de néantisation et d’indignité. Actuellement, la question de la transmission de la mémoire de la résistance et du patriotisme des aïeux se pose avec acuité en famille, à l’école et à l’université.
Rendre la mémoire de cette résistance et de ce patriotisme vivante exige que des lieux de sa célébration soient créés à travers tout le pays. Ces lieux de mémoire devraient être accompagnés de l’étude des figures de proue qu’ont été Kimpa Vita, Kimbangu, Kasavubu, Lumumba, Okito, Mpolo, etc.
En plus de cela, la prise de conscience et l’entretien de la conscience historique de la guerre perpétuelle que le pays connaît depuis la nuit des temps devrait conduire le Kongo à inscrire au programme de l’enseignement national l’éducation à la discipline, à l’esprit de sacrifice, à l’autodéfense et au militarisme devrait être perpétuel. Depuis la maternelle jusqu’à l’université. Les médias devraient aussi s’en charger. Cet enseignement devrait être donné sur fond de l’évocation des héros-résistants et des mémoires des luttes collectives.
Il y a quelques mois, la RTNC (la Radio Télévision Nationale Congolaise) a organisé une série de débats au cours d’une émission intitulée ”30 ans, ça suffit”. Ces débats ont essayé, tant soit peu, de traiter des tenants et des aboutissants de la guerre par procuration menée contre le Kongo-Kinshasa par les pays voisins. Ce pas est louable.
Néanmoins, la sélection des participants semble avoir fait l’économie de l’apport de certains compatriotes kongolais et/ou africains ayant une bonne maîtrise des enjeux géopolitiques, géoéconomiiques et géostratégiques. Le souhait aurait été que ces enjeux soient replacés dans la perpétuelle guerre par morceaux dont l’intensification date de la conférence de Berlin (1884-1885).
La prise de conscience de la perpétuité de cette guerre est essentielle à la conception de la culture nationale devant être enseignée et transmise de génération en génération.
Le discours identitaire est simpliste et dystopique
Le discours identitaire est essentialiste et cache souvent, au Kongo-Kinshasa, la montée d’une oligarchie ploutocratique devenant une classe dominante et instrumentalisant la tribu et l’ethnie pour mieux assumer son rôle de “petite main” du Capital. Il est simpliste. Il ignore le fait que toute identité est plurielle. Elle est à la fois individuelle, locale, communautaire et nationale. La culture nationale de “l’excellence” l’unifie en la fondant sur les principes des luttes collectives et de la défense du patrimoine commun qu’est le Kongo-Kinshasa. Chaque fois que sous le drapeau, les Kongolais(es) chantent leur hymne national, c’est cela qu’ ils affirment[3]. Construire, par exemple localement sa maison n’exclut pas la possibilité d’aller vivre ailleurs sur le même territoire reconnu comme pays natal et de s’engager au front pour la défense de la patrie.
Le discours identitaire cache souvent, au Kongo-Kinshasa, la montée d’une oligarchie ploutocratique devenant une classe dominante et instrumentalisant la tribu et l’ethnie pour mieux assumer son rôle de “petite main” du Capital.
Cela étant, le discours identitaire séparatiste déresponsabilise les structures étatiques et est dystopique. Il propose des fausses solutions aux questions réelles liées aux conséquences nocives des bases matérielles de la traite négrière, de la colonisation et de la néocolonisation. En dehors du fait qu’il promeut la division de ceux et celles qui devraient être unis, il criminalise les Kongolais(es) appauvri(e)s par une guerre perpétuelle et incite à ne pas prendre en compte ”l’Etat raté” que cette guerre a produit.
En criminalisant les Kongolais(e)s appauvri(e)s, le discours identitaire passe à côté du fait que la construction des infrastructures de base relève prioritairement de la responsabilité étatique. Comment y arriver dans un “Etat raté” en guerre perpétuelle ?
Tout compte fait, le discours identitaire n’est pas holiste. Il est fomenté pour le besoin de la cause. Il est le fait des intelligences du rien. Elles produisent la méchanceté, la convoitise, le rejet de l’altérité. Les intelligences de la solidarité fabriquent des coeurs et esprits courageux, compatissants, bienveillants, généreux et empathiques ; des esprits et des coeurs prêts au sacrifice suprême pour éviter la balkanisation et l’implosion de leur patrimoine commun.
Conclusion : “la culture de l’exclellence” et les trajets d’apprentissage en commun
Fabriquer ces coeurs et ces esprits devrait être au coeur de l’enseignement de la culture nationale et historique de ”l’excellence.” Celle-ci n’a pas besoin d’être la chasse gardée de l’école et de l’université. Elle a besoin d’être prise en charge par les collectifs citoyens ayant compris qu’un autre Kongo possible pourrait naître à partir des lieux interconnectés favorisant des trajets d’apprentissage en commun et où les stratégies et les tactiques de la contre-capture de la capacité de penser et de sentir s’élaborent perpétuellement.
Babanya Kabudi
Génération Lumumba 1961
————-
[1] En cette matière, un livre demeure une magnifique référence. Lire A. MAALOUF, Les identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998.
[2] Lire J.-P. MBELU, Terre promise. Néocolonisation & souveraineté : le cas du Kongo-Kinshasa, Paris, Congo Lobi Lelo, 2023.
[3] Notre livre susmentionné médite sur l’hymne national kongolais à partir de la page 121.