• IDEES & RESSOURCES POUR REINVENTER LE CONGO

L’Accord d’Addis-Abeba et l’enjeu congolais

L’Accord d’Addis-Abeba et l’enjeu congolais

L’Accord d’Addis-Abeba et l’enjeu congolais IN

Par Jean-Pierre Mbelu (Lignes maîtresses de la conférence donnée à l’académie diplomatique de Vienne, en Autriche, le 29 octobre 2014)

‘’Une idée devient une force quand elle s’empare des masses’’ K. Marx

O. Mise en route

Il nous semble difficile de traiter de l’Accord d’Addis-Abeba sans une identification préalable des acteurs majeurs et apparents impliqués dans la guerre que les Grands Lacs africains connaissent depuis les années 90 ; sans une connaissance suffisante de leur mode opératoire et une approche informée de leur politique étrangère. Cette guerre de basse intensité a malheureusement produit des ‘’Etats ratés’’. Comment, dans des ‘’Etats ratés’’, signer des accords et s’attendre à leur mise en pratique efficace ? Il nous semble qu’il y a des préalables à réaliser si tous les acteurs impliqués de près ou de loin dans cette guerre tiennent à voir les Grands Lacs africains conjurer ‘’la crise’’ qui les asphyxie. L’enjeu congolais mérite d’être approfondi si Les Grands Lacs africains tiennent à avoir des Etats de droit démocratique capables de négocier sur fond d’équité et d’égalité leurs intérêts stratégiques.

L’Accord et les causes profondes de la guerre

La RDC est en proie aux ‘’ cycles de conflit récurrents et des violences persistantes de la part de groupes armés tant nationaux qu’étrangers’’. Une allusion est faite aux conséquences qu’ils induisent : ‘’ Des actes de violence sexuelle et de graves violations des droits de l’homme sont utilisés régulièrement et quasi-quotidiennement comme des armes de guerre’’. Au point 4 de cet Accord, il est dit que ‘’malgré ces défis, la crise récente offre la possibilité de s’atteler aux causes profondes du conflit et de mettre un terme aux cycles de violence récurrents. Il est de plus en plus reconnu que la voie actuelle n’est pas viable.’’ Mais, en parcourant cet Accord, il n’y a nulle part où les causes profondes de ‘’la guerre de basse intensité’’ abusivement appelé ‘’conflit’’ sont analysées ou même simplement évoquées. D’où notre inquiétude sur les propositions de sortie de ‘’crise ‘’ qui sont faites.
Pour rappel, l’Accord d’Addis-Abeba est intervenu à cause d’une guerre dans la guerre. Il s’agit de la guerre du M23, après celle du RCD (1998) et du CNDP(2003). Après plusieurs analyses, des experts et des chercheurs en sont arrivés à estimer qu’elles participent toutes de la guerre de basse intensité et de prédation menée par ‘’les grandes puissances’’ contre le Congo-Kinshasa. Cette guerre de ‘’l’impérialisme intelligent’’ menée par proxies interposés[1] n’est pas suffisamment prise en compte par l’Accord d’Addis-Abeba. D’où il nous est difficile d’en partager ‘’la lecture officielle’’.

L’Accord et les acteurs majeurs de la guerre

Il n’a pas convoqué à la table de négociation les acteurs majeurs de cette guerre. Il s’est limité aux acteurs apparents[2]. Aussi est-il venu s’inscrire dans un contexte historique où l’impunité est garantie pour les auteurs présumés de plusieurs crimes contre l’humanité, crimes de guerre, crimes économiques, etc.
Du rapport Gersony de 1994 au dernier de Scott Campbell (2014) en passant par les rapports Kassem (2001) et Mapping (2010), des entreprises multinationales, des armées des pays voisins du Congo-Kinshasa, des responsables institutionnels congolais et plusieurs mouvements rebelles ont fait de la sous-région des Grands Lacs Africains une véritable jungle sans que les commanditaires de la guerre imposée au pays de Lumumba soient un seul instant inquiétés. Les quelques sous-fifres interpellés par la CPI ont servi de verrous à faire sauter pour épargner ‘’les acteurs majeurs’’ tapis dans l’ombre.

[su_quote]

L’enjeu congolais est lié à au contrôle et à la mainmise que les grandes puissances tiennent à avoir en permanence sur les ressources du sol et du sous-sol congolais.

[/su_quote]
A notre avis, l’enjeu congolais est lié à au contrôle et à la mainmise que les grandes puissances tiennent à avoir en permanence sur les ressources du sol et du sous-sol congolais. L’instrumentalisation du Rwanda et de l’Ouganda et de différentes rébellions dans la guerre de basse intensité susmentionnée est une tactique utilisée par les acteurs majeurs opérant à l’abri des caméras pour réaliser cet objectif majeur. Le temps s’écoulant entre son début officiel et l’Accord d’Addis-Abeba a permis qu’une bonne documentation soit mise à la portée de ceux qui voudraient en connaître les méandres. Certains livres[3] se rapportant à cette guerre ont fustigé des crimes organisés, des pillages et une corruption de grande portée entretenus par ‘’les grandes puissances’’ et leurs réseaux pour mettre le Congo-Kinshasa en coupe réglée.

D’autres ont qualifié ces crimes de ‘’guerres secrètes des grandes puissances en Afrique[4]’’. D’autres encore y ont vu des ‘’guerres secrètes de la politique et de la justice internationales[5]’’ ayant conduit à la défenestration de la Procureure Carla Del Ponte du TPIR quand elle a voulu aller au-delà de ‘’la ligne rouge ‘’ tracée par ‘’les grandes puissances’’. Deux documentaires peuvent être ajoutés à cette liste : ‘’Le conflit au Congo. La vérité dévoilée’’[6] et ‘’Rwanda untold’s story’’. Réagissant contre la mise sur la place publique de ce dernier documentaire, Paul Kagame semble avoir donné raison à ceux qui soutiennent la thèse de l’instrumentalisation des élites politiques africaines par ‘’les grandes puissances’’ dans cette guerre de basse intensité. S’exprimant devant le Parlement, Paul Kagame critiquant ‘’la duplicité des partenaires’’ dit : « Ils vous caressent dans le sens du poil, ils vous chantent les louanges et le lendemain, ils vous traitent en criminel. [7]»
Cette guerre a contribué à produire au cœur de l’Afrique plusieurs ‘’Etats ratés’’ dont celui du Congo-Kinshasa. Avec Edward S. Herman[8], nous entendons par ‘’Etat raté un Etat qui, après avoir été écrasé militairement ou rendu ingérable au moyen d’une déstabilisation économique ou politique et du chaos qui en résulte, a presque définitivement perdu la capacité (ou le droit) de se reconstruire et de répondre aux attentes légitimes de ses citoyens. » Pour dire les choses autrement, ces Etats souffrent d’un grand déficit démocratique malgré l’existence en leur sein des institutions formelles. Ils sont fondés sur un processus mensonger et sur certaines ‘’valeurs du marché’’. Ils sont incapables de protéger efficacement leurs populations contre la violence externe ou interne. Ils sont criminogènes. Ils excèdent dans la violation des règles du droit qu’ils édictent eux-mêmes ou celles du droit humanitaire international. Les différents rapports déjà cités en témoignent. Ils ne jouissent pas de la confiance populaire nécessaire à leur légitimation et participent de l’implosion et de la balkanisation[9] des pays qu’ils sont censés gérer. Bref, il y règne une ambiance de terreur et de ‘’la guerre de tous contre tous’’.

Les préalables pour une mise en pratique efficace de l’Accord

Comment, dans ces conditions, croire à la mise en pratique efficace d’un quelconque Accord ? Cela d’autant plus que la vérité n’a pas encore été sérieusement faite sur le processus ayant conduit à leur éclosion ? Un préalable à l’Accord d’Addis-Abeba aurait été la Constitution d’une Commission Justice, Vérité et Réconciliation dans les pays les plus impliqués dans ce processus avec la participation des ‘’partenaires extérieurs’’. Or, si la documentation et les deux documentaires susmentionnés disent une majeure part de la Vérité, il est, à ce jour très difficile que la véritable justice puisse être rendue à l’encontre des acteurs majeurs de la guerre de basse intensité menée dans les Grands Lacs africains.

Le mercredi 15 octobre 2014, en Belgique, La Libre Belgique a publié une notre d’indignation des 71 Evêques du monde entier destinée aux responsables de l’Union Européenne leur demandant d’édicter des règles pouvant permettre de stopper les entreprises (multinationales) ‘’mortifères’’ procédant à l’extraction de ressources naturelles du Sud et finançant de graves violations des Droits de l’homme. Or, en lisant l’Accord d’Addis-Abeba, la responsabilité des multinationales plusieurs fois citées dans les rapports des experts de l’ONU n’est évoquée nulle part. Leurs responsables ne sont associés ni au débat ni aux résolutions prises pour sortir les Grands Lacs africains de ‘’la crise’’. Il est donc difficile que la voie empruntée soit efficace.

[su_quote]

La matrice organisationnelle néolibérale sur fond de laquelle opère les Etats du Nord et leurs ‘’nouveaux centres de pouvoir’’ semble avoir pour vocation de détruire les Etats souverains pour créer un vaste marché globalisant et autorégulé.

[/su_quote]

A partir de la documentation exploitée, il nous semble évident, que la guerre de basse intensité menée contre le Congo-Kinshasa pose le sérieux problème de l’interdépendance entre les pays du Nord désireux de disposer des matières premières stratégiques pour leurs entreprises et ceux du Sud les possédant.
Ce désir est noble. Malheureusement, pour le réaliser, les pays du Nord utilisent des voies non-idoines. Il serait souhaitable que certaines règles, certains nouveaux principes d’interdépendance puissent être mis en place. Un exemple. Le principe de la reconnaissance de notre commune humanité imposerait aux pays impliqués dans ce marché de se livrer au commerce dans le respect de la vie.

Mais cela ne peut être possible que s’il y a une ‘’nouvelle ONU’’ capable d’imposer aux pays du Nord comme à ceux du Sud le principe de l’autodétermination des peuples et cela du respect de leur souveraineté.
Et il faudrait aussi que ‘’les Etats ratés du Sud’’ commencent par devenir des Etats de droit démocratique et souverains. Or, la matrice organisationnelle néolibérale sur fond de laquelle opère les Etats du Nord et leurs ‘’nouveaux centres de pouvoir’’ semble avoir pour vocation de détruire les Etats souverains pour créer un vaste marché globalisant et autorégulé. Il sera donc difficile, dans ce contexte, d’avoir au Sud des Etats capables de négocier leurs intérêts avec ceux du Nord sur un fond d’équité et d’égalité.

Une petite conclusion

Il y a lieu de conclure que la difficile réalisation de ces préalables rend difficile la mise en pratique de plusieurs clauses de l’Accord d’Addis-Abeba. Et l’ONU, dans sa configuration actuelle n’y peut rien de consistant. La libération des espaces publics dans les pays du Sud concernés pourrait, à moyen et longs termes, permettre aux activistes politiques et patriotes de poursuivre la lutte urgente pour l’avènement des Etats de droit démocratique dans les Grands Lacs africains. Il appartiendra aussi à ces patriotes de panafricaniser et d’internationaliser leur lutte pour un vivre-ensemble africain et mondial refondé une matrice organisationnelle sociale faite de complémentarité, de coopération et de solidarité. Sans ce changement structurel de paradigme sur fond d’un imaginaire alternatif, les Accords signés au Sud ne seront d’aucune aide.

 

Jean-Pierre Mbelu

 


[1] Lire M. COLLON, Les 7 péchés d’Hugo Chavez,  Bruxelles, Investig’Action, 2009, p. 393.
[2] Lire J.-P. BADIDIKE (éd.), Guerre et droits de l’homme en République Démocratique du Congo. Regard du Groupe Justice et Libération, Paris, L’Harmattan, 2009.
[3] Citons entre autres : H. NGBANDA NZAMBO, Crimes organisés en Afrique centrale. Révélations sur les réseaux rwandais et occidentaux, Paris, Duboiris, 2004 ;  A. DENEAULT et alii, Noir Canada. Pillage, corruption et criminalité en Afrique,  Québec, Ecosociété, 2007.  C. ONANA, Europe, crimes et censure au Congo. Les documents qui accusent, Paris, Duboiris, 2012.
[4] P. PEAN, Carnages. Les guerres secrètes des grandes puissances en Afrique, Paris, Fayard, 2010. Ce livre a, dans ses annexes, le rapport Gersony.
[5] F. HARTMAN, Paix et châtiment. Les guerres secrètes de la politique et de la justice internationales, Paris, Flammarion, 2007.
[9]Lire  J. KANKWENDA MBAYA et F. MUKOKA NSENDA (Sous la direction de), La République Démocratique du Congo face au complot de balkanisation et d’implosion, Kinshasa, ICREDES, 2013.

INGETA.

REINVENTONS

LE CONGO

Informer. Inspirer. Impacter.

Notre travail consiste à :
Développer un laboratoire d’idées sur le passé, présent et futur du Congo-Kinshasa.

Proposer un lieu unique de décryptage, de discussion et de diffusion des réalités et perspectives du Congo-Kinshasa.

Aiguiser l’esprit critique et vulgariser les informations sur les enjeux du Congo, à travers une variété de supports et de contenus (analyses, entretiens, vidéos, verbatims, campagnes, livres, journal).