Par Jean-Pierre Mbelu
«L’histoire nous apprends que nous ne savons pas apprendre de l’histoire. » M. Jean
Mise en route
Au Kongo-Kinshasa, il est rarissime qu’une question dite d’actualité soit débattue et approfondie pendant longtemps avant qu’une autre vienne lui voler la vedette. De plus en plus, la question de la révision ou du changement de la constitution est au centre de plusieurs débats.
« Et si la crise kongolaise, sans être uniquement politique était plus profondément anthropologique ? C’est-à-dire une crise de l’humain kongolais dans son identité plurielle (culturelle, sociale, politique, spirituelle, économique, etc.) ? Comment les politiciens kongolais en sont-ils venus à concevoir la gestion de leur pays comme “un partage du gâteau” à se partager ? Quels sont ces moments où les Kongolais dialoguant ont repris et examiné en profondeur les questions restées sans réponses dans l’histoire politique du pays depuis l’indépendance formelle ? »
En fait, il y a quelques semaines, un politicien kongolais revenant des Etats-Unis a lancé l’idée d’un dialogue pouvant promouvoir la cohésion nationale. Cet appel, accueilli favorablement par ses proches, a été rejeté par des franges importantes de la population kongolaise ; et surtout par “les communicateurs” de plusieurs partis politiques.
Pour justifier ce rejet, les uns soutiennent qu’il n’y a pas de crise politique au pays ; les autres affirment que les dialogues n’ont jamais résolu les problèmes kongolais. Ils aboutissent toujours au partage du “gâteau”. Eviter d’organiser un énième dialogue inutile serait la meilleure solution.
Dans cette double approche, il y a des questions escamotées. En voici quelques-unes : « Et si la crise kongolaise, sans être uniquement politique était plus profondément anthropologique ? C’est-à-dire une crise de l’humain kongolais dans son identité plurielle (culturelle, sociale, politique, spirituelle, économique, etc.) ? Pourquoi plusieurs dialogues kongolais auraient-ils abouti au partage du “gâteau” ? Comment les politiciens kongolais en sont-ils venus à concevoir la gestion de leur pays comme “un partage du gâteau” à se partager ? Quels sont ces moments où les Kongolais dialoguant ont repris et examiné en profondeur les questions restées sans réponses dans l’histoire politique du pays depuis l’indépendance formelle ? » Une relecture attentive de l’histoire du pays ainsi qu’une approche avertie de l’idée de la palabre africaine peuvent apporter quelques éléments de réponses à ces questions et permettre que certaines hypothèses soient esquissées.
Dialogue et idée de la palabre africaine
Croire que tout dialogue organisé au Kongo-Kinshasa ne servirait à rien d’autre qu’au partage du “gâteau” en évitant de poser les questions ci-dessus peut être une façon fataliste de lire l’histoire du pays et de lui dénier sa dénomination de “la République Démocratique du Congo”. L’idée de la démocratie, dans la tradition africaine, est celle de la palabre permanente pour associer les différentes couches de la population aux processus de participation au débat, à la délibération et aux décisions collectives. Croire que les élections ont résolu, une fois pour toutes, la question de “la crise politique” au moment où des pans entiers sont exclus dudit processus participatif pour bien des questions, c’est, me semble-t-il, torpiller l’idée même de la palabre africaine.
Croire que tout dialogue organisé au Kongo-Kinshasa ne servirait à rien d’autre qu’au partage du “gâteau” en évitant de poser les questions ci-dessus peut être une façon fataliste de lire l’histoire du pays et de lui dénier sa dénomination de “la République Démocratique du Congo”. L’idée de la démocratie, dans la tradition africaine, est celle de la palabre permanente pour associer les différentes couches de la population aux processus de participation au débat, à la délibération et aux décisions collectives.
De l’association de différentes couches de la population kongolaise au processus participatif peut naître l’esprit patriotique et produire l’intelligence collective nécessaires à la cohésion nationale.
Donc, à travers l’invitation au dialogue pour la cohésion nationale, il y a lieu de lire un appel au dépassement de “la démocratie représentative du marché” pour une démocratie participative. Cet appel exprime l’insuffisance du processus électoral dans la mesure où il n’est pas encore assumé par les collectifs citoyens dans les localités à la base de la société kongolaise. Tant que ces collectifs citoyens ne seront pas organisés de façon qu’ils deviennent les acteurs suffisamment autonomes et responsables de leur devenir collectif, la cohésion sociale et la cohésion nationale en souffriront.
Donc, réduire le dialogue kongolais organisé de manière régulière au partage du “gâteau”, c’est torpiller l’idée de “la démocratie africaine” et celle du “peuple d’abord”.
Cela étant, il ne serait pas mal de se poser la question de savoir comment les Kongolais en sont-ils venus à concevoir la politique comme étant “un partage du gâteau”. Ne serait-ce pas là le produit du triomphe, dans leur imaginaire, des paradigmes de néantisation et d’indignité véhiculés par la traite négrière, la colonisation et la néocolonisation ? Le partage de l’Afrique à Berlin n’aurait-il affecté l’imaginaire des Kongolais au point de ne voir leur pays, jusqu’à ce jour, que comme “un gâteau” et non comme une terre-mère à soigner et à protéger ? Auraient-il réellement pu réussir majoritairement à devenir “maîtres chez eux” à l’accession de ce pays à son indépendance formelle avec cet imaginaire violé ?
La Table ronde politique de Bruxelles
A ce niveau, il est bon d’évoquer un dialogue historique au cours duquel la question de l’indépendance a été posée. Il s’agit de la Table Ronde organisée à Bruxelles en 1960. Au cours de ce dialogue, Lumumba avait souhaité qu’un contenu soit donné au concept de l’indépendance. Posant une question purement rhétorique – que signifie l’indépendance?-, il avait répondu lui-même plus ou moins en ces termes : « L’indépendance, c’est que les Kongolais deviennent maîtres de leur pays. » Un réponse dérangeante …Les milieux économico-financiers occupant le Kongo-Kinshasa n’étaient pas disposés à entendre la chose de cette oreille. Des Kongolais corrompus ont participé au complot pour son élimination physique.
« Que signifie l’indépendance ? » Plus de six décennies après, organiser des assises de refondation pouvant reprendre cette question et examiner les domaines de la véritable indépendance politique, économique, sociale , culturelle et spirituelle du Kongo ne serait pas une façon de se rencontrer que pour “partager le gâteau”…
Après l’assassinat de Lumumba et le coup d’ Etat de Mobutu, le Kongo-Kinshasa a sombré dans le néocolonialisme. Il n’est plus revenu sur cette question : « Que signifie l’indépendance ? »
Plus de six décennies après, organiser des assises de refondation pouvant reprendre cette question et examiner les domaines de la véritable indépendance politique, économique, sociale , culturelle et spirituelle du Kongo ne serait pas une façon de se rencontrer que pour “partager le gâteau”.
Cela pourrait bousculer le fondamentalisme du marché (sur lequel est fondé le gouvernement représentatif) que servent plusieurs oligarques ploutocrates aux affaires au pays de Lumumba. Satellites des organismes internationaux obsolètes, ils risqueraient effectivement de perdre “leur part du gâteau” au cas où les Kongolais refondant leurs pays sur des bases souverainistes décideraient de diversifier leur partenariat géoéconomique en nouant des partenariats gagnant-gagnant avec plusieurs pays du Sud Global. Il en irait de même pour le changement du partenariat géostratégique si, au nom de la souveraineté, les Kongolais choisissaient collectivement des partenaires dissuasifs pour préserver la sécurité de leur pays et son intégrité territoriale. Donc, perdre le rôle de larbins et de proxys suscite la peur chez les oligarques au service du marché néolibéral et néocolonial.
La Conférence Nationale Souveraine (CNS)
Longtemps après la Table Ronde de Bruxelles, il y a eu la Conférence Nationale Souveraine (CNS) au Kongo-Kinshasa. Désabusés par la gestion néocoloniale de Mobutu, les Kongolais souhaitaient refonder leur société en recourant à “la palabre africaine”. L’approche de la CNS faite par l’Eglise catholique, prenant une certaine distance vis-à-vis des politiciens en témoignait.
En effet, « l’ Eglise catholique conçoit la Conférence nationale d’une tout autre manière que le font l’Union sacrée et le chef de l ‘Etat. L ‘ idéal que lui assignent les Èvêques dans un texte du 27 janvier 1992 est celui d’une grande palabre africaine . Il s’agit de résorber et de surmonter les conflits au sein de la société en pratiquant une catharsis collective, en faisant tous ensemble un retour sur l’histoire du pays à travers un examen de conscience à l’échelle de la nation, de chacune des composantes, de chaque individu. Et il s’agit de parvenir, par consensus, à la conversion, à de nouvelles valeurs, et l’élaboration d’un projet de société. »
Qui peut, la main sur le coeur, affirmer que depuis la fin brutale de la CNS jusqu’à ce jour, le Kongo-Kinshasa a organisé un dialogue au cours duquel “les valeurs” collectivement partagées ont été évoquées et adoptées par consensus ?
Dans leur approche, les Evêques font allusion aux conflits à résorber et à surmonter, à la nécessité d’un examen de conscience individuelle et collective et aux nouvelles valeurs à promouvoir de manière consensuelle et à un projet commun de société. Qui peut, la main sur le coeur, affirmer que depuis la fin brutale de la CNS jusqu’à ce jour, le Kongo-Kinshasa a organisé un dialogue au cours duquel “les valeurs” collectivement partagées ont été évoquées et adoptées par consensus ? A ma connaissance, il n’y en a pas eu.
Pour rappel, « une valeur, en effet, (qu’il s’agisse de l’honneur, de l’amitié, du devoir, de la compassion, du dévouement à une oeuvre ou à une communauté et, d’une façon générale, de toute forme de solidarité ou de civilité) est, par définition, ce au nom de quoi un sujet peut décider, quand les circonstances l’exigent, tout ou une partie de ses intérêts, voir dans certaines conditions, sa vie elle-même.[1] »
Y a-t-il aujourd’hui, au Kongo-Kinshasa, un minimum de consensus au sujet des valeurs pour lesquelles les Kongolais seraient disposés majoritairement à sacrifier leurs intérêts égoïstes et mesquins ? Comment, dans un pays où les anti-valeurs sont décriées au quotidien, il ne puisse pas y avoir ce désir d’organiser des assises de refondation pour une lutte collective contre elles ?
Ce manque d’un minimum de consensus au sujet des valeurs partagées est à la base de l’incompétence dialogique et/ou dialogale chez plusieurs politiciens kongolais considérant leur pays comme étant un “gâteau”. Ayant renoncé à la loyauté à l’endroit du pays, ils ne sont pas porteurs d’une éthique rendant “la palabre” permanente possible. Sans compassion, sans empathie, sans un esprit solidaire et un minimum de civilité, ils ont de la peine à se mettre à la place de leurs partenaires de dialogue. Ils ont du mal à créé un espace intersubjectif sain. Ils en violent quelques interdits : « l’interdit de l’homicide (rejeter l’allocutaire d’une façon ou d’une autre), l’interdit de l’inceste (manipuler l’autre, l’instrumentaliser, l’ « objectiver » et l’interdit du mensonge (ne pas prendre la peine de considérer l’autre comme valant, autant que moi, la peine de recevoir la vérité). [2]» Incompétents dialogaux, ils font de la politique-ruse-mensonge et entretiennent, en permanence des rapports antagonistiques.
Ayant renoncé à l’éthique politique, ils estiment que que les élections sont une panacée pour la refondation d’une nouvelle société. Ce qui est une erreur monumentale.
L’approche que l’Eglise avait de la CNS allait au-delà de ce minimalisme électoraliste. Pour elle, « la Conférence nationale transcende la sphère du politique représentant le peuple selon les seules proportions de la majorité numérique et quantitative mais également selon les proportions qualitatives en références aux valeurs qu’on discerne déjà et à d’autres qu ‘on souhaite promouvoir et développer (…). La CNS n’est une arène de propagande électorale ni de conquête du pouvoir. C’est plutôt le lieu d’où doivent être sélectionnés les meilleurs pierres de fondation de la nouvelle société zaïroise ainsi que les nouveaux critères de jugement et de comportement. » et « cette approche conduit les Evêques à critiquer les décisions adoptées par la Commission préparatoire de la Conférence nationale concernant la composition de celle-ci ; ils jugent qu’elles font la part trop belle aux institutions publiques et aux partis politiques à ce qu’ils appellent, audacieusement, la “classe politico-administrative” au détriment de la société civile (Conférence Èpiscopale : déclaration du 21 juin 1991). »
Pour l’Eglise, la CNS devrait privilégier la sélection des “meilleures pierres de fondation de la nouvelle société” et “les nouveaux critères de jugement et de comportement”. Son approche est fondamentalement refondatrice. Elle implique la société dans son entièreté. Ce qui n’est pas le cas de ”la classe politico-administrative”. Elle est attachée aux intérêts des ”institutions publiques” et des ”partis politiques”. Les choses ont-ils changé depuis la CNS ? Il ne semble pas.
Lorsqu’on parle de crise, la réponse est vite donnée : « Il n’y a pas de crise politique ». Pourquoi la crise des valeurs et de la qualité des “pierres de fondation” que sont les humains kongolais n’est-elle pas évoquée au moment où l’on est d’avis que “mboka oyo ekufa kala” ?
Des questions soulevés à la Table Ronde de Bruxelles et à la CNS
La Table Ronde de Bruxelles et la CNS ont soulevés des questions et des problèmes qui mériteraient qu’un dialogue ou des “tables palabriques” soient organisés régulièrement au pays pour créer une cohésion nationale fondée sur le patriotisme et le souverainisme.
Culturellement, redéfinir l’identité kongolaise en la rattachant à la terre du Kongo et en faisant une responsabilité patriotique dans l’interaction entre les filles et les fils du Kongo mériterait une attention particulière. Spirituellement, revisiter les religions en les transmutant en des lieux de la reliance, de l’intelligence de la compassion et de la générosité et non de l’abrutissement collectif, cela est plus qu’important.
L’autonomisation des collectifs citoyens au nom du “peuple d’abord” est une question à laquelle les élections de 2023 n’ont pas donné une réponse satisfaisante. La refondation du pays sur “les meilleures pierres” demeure une question d’actualité dans un pays où les anti-valeurs ont élu domicile.
C’est vrai. Cette démarche refondatrice aura besoin d’un accompagnement judiciaire. Mais aussi d”une justice sociale indispensable à la cohésion sociale. Comment peut-on la promouvoir économiquement sans l’autonomisation des collectifs citoyens à la base, sans une “démocratie africaine” participative localement ?
Culturellement, redéfinir l’identité kongolaise en la rattachant à la terre du Kongo et en faisant une responsabilité patriotique dans l’interaction entre les filles et les fils du Kongo mériterait une attention particulière. Spirituellement, revisiter les religions en les transmutant en des lieux de la reliance, de l’intelligence de la compassion et de la générosité et non de l’abrutissement collectif, cela est plus qu’important. Donc, les assises de la refondation du Kongo-Kinshasa pourraient être des lieux d’un dialogue à ne pas négliger au nom du fatalisme lié à l’idée du ”partage du gâteau”. Elles mettraient au centre de leurs préoccupations la crise anthropologique dont souffre le pays depuis la désorientation existentielle provoquée par l’assassinat de Lumumba jusqu’à ce jour.
Conclusion
Pourquoi la politique kongolaise ne serait-elle qu’une course vers “le partage du gâteau”? Une bonne relecture de l’histoire pourrait questionner l’imaginaire kongolais et montrer qu’il a besoin d’être guéri du viol négrier, colonial et néocolonial. L’abandon des questions abordées au cours de certains dialogues historiques sans qu’un traitement responsable leur soit assuré par la suite est un élément à prendre en compte. L’incompétence dialogale liée au rejet et/ou le non-apprentissage des valeurs donnant du sens à la vie individuelle et collective des Kongolais un sens n’est pas à négliger.
Une bonne relecture de l’histoire pourrait questionner l’imaginaire kongolais et montrer qu’il a besoin d’être guéri du viol négrier, colonial et néocolonial. L’abandon des questions abordées au cours de certains dialogues historiques sans qu’un traitement responsable leur soit assuré par la suite est un élément à prendre en compte.
La conversion à “la démocratie des autres” devenue depuis longtemps un relais du “consensus de Washington” et du fondamentalisme du marché a conduit plusieurs politiciens kongolais à l’oubli de l’idée de “la palabre africaine” et de ses vertus dialogales. L’école et l’université ne semblent pas avoir joué un rôle prépondérant dans l’acquisition des compétences nécessaires à l’instauration des “arbres à palabres” régulières au coeur de l’Afrique. Elles l’ont ainsi plongé dans “une aventure ambiguë”. Les propositions éthico-politiques, géoéconomiques, géostratégiques, économiques, culturelles, spirituelles contenues dans ce texte peuvent, si elles sont prises en compte, participer d’un nouveau départ, d’ une réorientation existentielle salutaire ; et de la réinvention de l’humain kongolais dans sa particularité et dans sa diversité.
Fort de ces propositions, j’estime que des assises pour la refondation du Kongo-Kinshasa sont nécessaires et pour la cohésion nationale et pour la cohésion sociale. A moins qu’un rapport de force favorable à l’un ou l’autre camp kongolais les impose autrement…
Babanya Kabudi
Génération Lumumba 1961
—–
[1] J.-C. MICHEA, L’enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes, Paris, Climats, p.26.
[2] J.-F. MALHERBE, La rupture du dialogue et son dépassement, Ottawa, Novalis, 2005, p. 11.