Par Jean-Pierre Mbelu (Extrait de son intervention lors de la conférence de Frankfurt, “repenser l’Afrique”, du 27 septembre 2013)
Plusieurs pays africains connaissent une crise anthropologique. C’est-à-dire une crise à la fois éthique, culturelle, politique, sociale, culturelle et spirituelle. A quelques rares exceptions près, le développement intégral de l’Afrique dépend de la capacité de ses minorités organisées à juguler (avec leurs alliés) cette crise en rompant avec la matrice organisationnelle capitaliste qui y a largement contribué pour sa refondation consciente sur les principes de coopération, de solidarité et de souveraineté. Cela n’est possible que dans une étude approfondie des paradigmes négatifs et de ceux de l’indignité ayant conduit à la décivilisation du « négrier », du « colonisateur », du « néocolonisateur » et des élites compradores africains ayant travaillé en réseau avec « les capitalistes du désastre ». Dans un monde de plus en plus multipolaire, la promotion du panafricanisme des peuples et une approche géostratégique avertie peuvent aider l’Afrique-mère à se positionner sagement sur l’échiquier mondial.
Il me paraît de prime abord important de modifier un peu le sous-titre qui m’a été proposé. Cela ne sera pas fait arbitrairement. L’étude de l’histoire nous le recommande. Souvent, les minorités agissantes (ayant orchestré en grande partie la crise anthropologique susmentionnée) ou des pays d’accueil ou des pays africains ont toujours travaillé main dans la main, en synergie et/ou en réseau. Deux livres m’ont aidé à déchiffrer ce travail en réseau et/ou en synergie. (C’est-à-dire deux livres parmi tant d’autres que je pourrai citer au cours de ce partage : Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire et Europe, crimes et censure au Congo: Les documents qui accusent de Charles Onana). En lisant Aimé Césaire par exemple, une chose saute aux yeux : les capitalistes sans scrupules par lesquels ‘’le contact’’ entre l’Europe et l’Afrique a eu lieu ont eu à prendre appui sur les chefs féodaux africains pour réussir leur œuvre de prédation, d’abrutissement, d’avilissement et de réveil de bas instincts tels que la violence, la haine, le racisme, etc. Mon hypothèse est la suivante : le rôle des pays africains et de ceux d’accueil est un rôle assumé en réseau. Et il ne peut être mieux compris que par un travail de décervelage et de résistance mené en contre-réseau par les appauvris du Nord et du Sud ainsi que les autres hommes et femmes de bonne volonté.
Disons que l’étude de l’histoire est indispensable à une meilleure approche du rôle des uns et des autres. D’où notre référence aux livres susmentionnés. Une lecture attentive du texte d’Aimé Césaire nous apprend que la colonisation (et bien avant elle la traite négrière) a été une action de déshumanisation des peuples africains et de décivilisation du colonisateur et de ses collaborateurs. A ce point nommé, un travail en réseau « concivialiste » se mènerait pour qu’il y ait reconnaissance de la commune humanité et respect de la dignité humaine. Ce travail doit pouvoir être menée par la diaspora africaine au niveau local, national, africain et international. Elle doit, avec les alliés de ses réseaux, internationaliser la lutte pour la reconnaissance de la commune humanité dans chaque être humain. Cette lutte doit pouvoir se mener concomitamment avec une autre : celle de la promotion des droits sociaux, économiques, politiques et culturels facilitant la reconnaissance de la dignité humaine en chaque être humain. Ici, la lutte pour la justice sociale est importante.
Et toutes ces luttes se mènent suffisamment bien dans un contexte où le débat démocratique permet que ses protagonistes s’opposent sans se massacrer.
Dans toutes ces luttes, l’identification des acteurs agissant en réseaux interconnectés est nécessaire. Elle éveille l’attention dans le choix (prioritaire) des acteurs des contre-réseaux, n’ayant pas perdu la boussole éthique, capables des pensées alternatives et capables de conférer à l’organisation sociétale une matrice organisationnelle autre que celle du capitalisme (sans scrupule), génératrice de la tolérance culturelle à la violence et au meurtre.
Explicitons un peu. Souvent, la construction des écoles, des hôpitaux et l’organisation d’une administration efficace servent de prétexte pour donner une aura civilisatrice à l’œuvre coloniale. Cela se fait dans la mesure où l’équation « colonisation= civilisation » est posée comme une évidence. Césaire, lui, après une étude approfondie de l’histoire coloniale estime que « colonisation = chosification ». A ce sujet il note : « On me parle de progrès, de « réalisations », de maladies guéries, de niveaux de vie élevées au dessus d’eux-mêmes. Moi, je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, de cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées. » Il ajoute : « On lance à la tête des faites, des statistiques, des kilomètres de routes, de canaux, de chemin de fer. Moi, je parle de milliers d’hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l’heure où j’écris, sont en train de creuser à la main le port d’Abidjan. Je parle de millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie, à la danse, à la sagesse. » Il poursuit : « Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme. »
Aimé Césaire, en bon analyste politique, finit par identifier la complicité entre le Nord et le Sud, entre les capitalistes sans scrupules du Nord et les tyrans du Sud. Il écrit : « On me parle de tyrans locaux mis à la raison : mais je constate qu’en général, ils font très bon ménage avec les nouveaux et que, de ceux-ci aux anciens et vice-versa, il s’est établi, au détriment des peuples, un circuit de bons services et de complicité. »
Disons que soutenir que « colonisation = civilisation » participe du « vol de l’histoire », de l’affirmation selon laquelle « la liberté est une invention européenne ». Aimé Césaire s’emploie à détricoter ce mensonge. Il écrit : « On me parle de civilisation, je parle de prolétarisation et de mystification. Pour ma part, dit-il, je fais l’apologie systématique des civilisations para-européennes (…). C’étaient des sociétés communautaires, jamais de tous pour quelques-uns. C’étaient des sociétés pas seulement antécapitalistes, comme on l’a dit, mais aussi anticapitalistes. C’étaient des sociétés démocratiques, toujours. C’étaient des sociétés coopératives, des sociétés fraternelles. » La diaspora africaine de l’Amérique latine est en train de « ressusciter ces sociétés » et de promouvoir le développement intégral de ses populations. Elle mérite d’être imitée.
Les indépendances africaines n’ont pas échappé aux appétits voraces du capitalisme du désastre et au « viol de l’imaginaire ». « La confession d’un assassin financier » révèle jusqu’où les IFI peuvent aller dans « la destruction créatrice » du nouveau désordre mondial et de la prédation.
Remarque. Le mode opératoire de l’Europe vis-à-vis des autres peuples n’a presque pas changé depuis plusieurs années. (Je parle de l’Europe officielle dominée par la démocratie du marché. Le livre de Charles Onana et celui de Raf Custers (à paraître) illustrent cela). Comme pendant la période coloniale, les capitalistes du désastre, ‘’les cosmocrates’’, recourent à ‘’la destruction créatrice’’ pour avoir accès aux matières premières stratégiques des pays africains en se servant des élites compradores organisées en réseau. Les cas de la Libye, de la Côte d’Ivoire, du Congo-Brazzaville, du Congo dit démocratique sont flagrants.
Que faire ? Approfondir le modus operandi, identifier dans les pays d’accueil les acteurs et les organisations le combattant pour en faire des alliés, y profiter de l’accès au savoir pour organiser la révolution idéologique, identifier les acteurs du changement et dans les pays d’accueil et dans les pays africains pour un travail en synergie, organiser des liens géostratégiques avec les pays respectueux de la souveraineté des peuples et du droit international (sur le court, moyen et long terme), travailler avec les jeunes pour passer les relais et avec les masses pour les rendre capables de devenir « les démiurges de leur destinée ».
Vu le poids de l’hégémonie culturelle occidentale et sa capacité de dévorer « les cœurs et les esprits », les minorités africaines organisées et agissantes devraient penser à promouvoir des lieux du savoir (où les différentes propositions du développement intégral doivent être discutées) et une autre école (où les valeurs humanisantes de l’Afrique déstructurées doivent être apprises) en Afrique pour produire des pensées alternatives. (Ici, plusieurs pays d’Amérique latine peuvent nous servir d’exemple. Et même l’Allemagne avec ses jeunes qui étudient tout en faisant leurs stages dans les entreprises.) Toujours en synergie avec les alliés d’ailleurs et les forces du changement africaines.
Depuis la traite négrière, le modus operandi des réseaux menés par les capitalistes sans scrupules ou les capitalistes du désastre joue beaucoup sur les divisions internes. Travailler à l’avènement du panafricanisme des peuples en passant de la solidarité familiale à la solidarité patriotique et africaine serait indispensable pour amorcer un véritable développement autocentré et intégral.
Tout doit pouvoir concourir à la re-civilisation de notre monde commun dans la rupture avec « les forces de mort » du marché dans des Etats interdépendants et régulateurs ayant la solidarité, la souveraineté et la coopération comme matrice organisationnelle.
J.-P. Mbelu