Par Jean-Pierre Mbelu
Négocier pour que notre pays recouvre sa souveraineté politique et économique a toujours fait peur aux “maîtres du monde” et à leurs nègres de service. Depuis notre indépendance formelle jusqu’à ce jour, ce qui importe pour eux, c’est de conserver notre pays dans un statut de réservoir de matières premières où ils peuvent puiser comme bon leur semble. Et souvent, sans rien payer et en sacrifiant cyniquement ses fils et filles sur l’autel de leur cupidité. Agissant toujours dans l’ombre, ils écrivent, en sous main, des textes qui doivent être signés comme accords par “les alliés” et “les belligérants apparents”. Organiser des négociations ou un dialogue quelconque sur notre pays devrait exiger comme préalable une bonne maîtrise de la question congolo-africaine et de la documentation y afférente. Cela éviterait de gaspiller du temps et des énergies avec “des acteurs apparents”.
Depuis les années 1990, notre pays et toute la région des Grands Lacs africains connaissent une guerre de basse intensité qui a fini par dévoiler tous ses secrets.
Il nous semble irresponsable aujourd’hui de traiter de cette guerre en faisant fi de toute la documentation que sa permanence a rendu possible. S’appesantir sur l’un ou l’autre moment de son intensification peut nuire à une vue d’ensemble permettant d’en indiquer les acteurs pléniers, les marionnettes et les autres élites compradores.
Prenons l’exemple le plus récent. L’intensification de cette guerre à Goma au mois de novembre passé (2012) ne fait ni du M23, ni même de ses soutiens africains cités dans les différents rapports des experts de l’ONU des « acteurs pléniers » de notre tragédie.
En 2006, Marie-France Cros et François Misser ont attiré l’attention de leurs lecteurs sur un fait que plusieurs d’entre nous semblent ignorer. « Comme nombre d’Etats africains, le Congo-Kinshasa actuel est une création de l’Occident, écrivaient-ils. Les contours de son territoire ont été déterminés par la conférence de Berlin et les conséquences de ce partage se font sentir jusqu’à nos jours. Qui plus est, les acteurs occidentaux continuent à jouer un rôle important dans l’histoire du pays, soit directement, soit au travers des Nations Unis. [1]»
En 2009, une étude suffisamment documentée sur les raisons de la reprise des affrontements armés à l’est de notre pays au mois d’août 2008 et questionnant le silence de la communauté internationale sur les millions de morts congolais causés par les miliciens et les rebelles en arrivait à cette leçon : « Le silence de la communauté internationale, qui s’apparente à une sorte de complicité, justifie la présence d’autres alliés, de vrais alliés et peut-être initiateurs de la guerre, les alliés pléniers dont la face est occultée par les alliés apparents (qui apparaissent). Les vrais alliés des rebelles ne sont donc pas le Rwanda et l’Ouganda, mais les puissances occidentales et les lobbys financiers qui les ont soutenus, encouragés, défendus et aidés à occulter les abus sur lesquels on se refuse toujours à faire la lumière.[2] » En effet, ceux qui ont cherché à faire la lumière sur ces abus ont eu maille à partir avec « les vrais alliés » , « les alliés pléniers ». Carla Del Ponte a été défenestrée du Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR)[3]. Florence Hartmann, porte-parole de Carla Del Ponte au TPIR (et au TPIY) de 2000 à 2006, fouillant les documents de ces tribunaux et ceux des chancelleries occidentales avait fini par comprendre l’attitude équivoque des « grandes puissances » en se réalisant que la justice et la politique internationale participaient de cette guerre de basse intensité au Congo[4]. Dominées par les multinationales, ces « puissances démocratiques » ont accepté d’être conduites uniquement par la loi du marché au point de faire du pillage, de la corruption et du crime leur modus operandi chez nous[5].
L’erreur serait de croire que ce modus operandi a été adopté exceptionnellement pour notre pays. Non. L’une des grandes puissances, les USA, opérant derrière le Rwanda et l’Ouganda, l’a choisi depuis très longtemps. Elle s’est édifiée sur les tombes des indiens. Et dans son projet de « Grand Domaine » mis en place en 1948, la démocratie et les droits de l’homme sont considérés comme des idées illusoires face à son désir de devenir une grande puissance. Danielle Mitterrand en témoigne dans un livre dont nous allons tirer quelques extraits. Elle écrit : « Alors que des hommes et des femmes, les forces vives de ma génération, s’étaient opposés en Europe à l’implantation de l’empire nazi jusqu’à donner leur vie, aux Etats-Unis, un groupe d’études, Guerre et Paix, issu du Conseil des relations extérieures et du Département d’Etat américain, concevait le projet du Grand Domaine.[6] » Quel devait être l’étendue de ce Domaine ? « Il devait recouvrir (…) toutes les régions destinés à subvenir aux besoins de l’économie américaine, c’est-à-dire, selon un de ses concepteurs, « l’espace mondial stratégiquement indispensable pour s’assurer la maîtrise du monde, trouver de nouvelles terres, se procurer facilement des matières premières, en même temps qu’explorer la main-d’œuvre ‘’servile à bon marché’’ des indigènes. Développer l’esprit des colonies leur permettra d’écouler les marchandises produits dans leurs usines. [7]»
Le plan Marshall pour l’Europe fut l’une des stratégies des concepteurs du Grand Domaine. Mijoté en secret avant d’être présenté au Pentagone en 1948 sous forme de rapport par l’ambassadeur George Kennan, ce projet est, à en croire Danielle Mitterrand, d’un « cynisme confondant ». « Ses termes tracent le programme envisagé par le pouvoir des Etats-Unis : « Nous avons à peu près 60% de la richesse du monde, mais seulement 6,3% de sa population. Dans cette situation, nous ne pouvons éviter d’être un objet d’envie et de ressentiment. Notre véritable tâche dans la période qui vient est d’imaginer un système de relations qui nous assure de maintenir cette disparité. Ne nous berçons pas de l’illusion que nous pouvons nous permettre le luxe d’être altruistes et bienfaiteurs de l’humanité. Nous devons cesser de parler d’objectifs aussi vagues et irréels que les droits de l’homme, l’élévation du niveau de vie et la démocratisation. Le jour n’est plus loin où nous aurons à agir selon des concepts de pure puissance. Moins nous serons gênés par des slogans idéalistes, mieux cela vaudra.[8] » La découverte du document traitant du Grand Domaine a permis à Danielle Mitterrand de comprendre l’impuissance dont faisait montre son époux (François Mitterrand) dans la gestion de la chose publique française et de conclure au manque de démocratie en France et aux USA.
Des textes de ce genre et certains livres déjà cités devraient nous permettre de comprendre que tout ce qui nous arrive est conçu, étudié et très bien planifié au préalable ; que nous ne saurons y faire face sans des lieux officiels et officieux de la pensée qui conçoit, qui étudie et planifie ; sans la création de nos propres « cercles de pouvoir ». Les autres l’ont compris. C’est ainsi qu’ils ont échappé aux griffes du Grand Domaine.
C’est vrai. Le Grand Domaine s’est rapetissé. La Chine s’en est émancipée. L’Union Soviétique a été disloquée. Mais la Russie s’impose de plus en plus sur la scène internationale avec Poutine comme « puissance émergée ». Les tentatives des « révolutions colorées[9] » échouent au pays de Poutine. L’Amérique Latine a rompu avec le Grand Domaine. Michel Collon nous aide à comprendre comment[10]. Nous n’avons pas besoin d’inventer la lune. Rompre avec l’asservissement du reste du Grand Domaine et avec « nos cravates » permettra au Congo et à l’Afrique de sortir du cercle vicieux de son humiliation[11].
Des négociations-bidons qui ne nous aideraient pas à rompre avec le Grand Domaine ne nous seraient d’aucun secours. Il y a là tout un ensemble de peuples et d’Etats auprès desquels nous pouvons apprendre au lieu de nous laisser prendre aux pièges « des alliés apparents ». Négocier avec qui que ce soit en oubliant notre histoire, la documentation qui y est attachée, l’histoire et les ambitions des concepteurs du Grand Domaine serait suicidaire pour nous. Restons éveillés !
Mbelu Babanya Kabudi
[1] M. –F. CROS et F. MISSER, Géopolitique du Congo, Ed. Complexe, Bruxelles, 2006, p.109. Ce petit livre dévoile les interventions des USA au Congo en faveur du Rwanda.
[2] J.-P. BADIDIKE, Guerre et droits de l’homme en République démocratique du Congo. Regard du Groupe Justice et libération, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 253.
[3] Lire C. DEL PONTE, La traque, les criminels et moi. Madame la Procureure accuse, trad ; de l’anglais par Isabelle Taudière, Paris, Héloïsse d’Ormesson, 2009.
[4] Florence Hartmann a écrit un livre remarquable sur cette question : Paix et châtiment. Les guerres secrètes de la politique et de la justice internationales, Paris, Flammarion, 2007.
[5] Lire A. DENEAULT, Noir Canada. Pillage, corruption et criminalité en Afrique, Montréal, Ecosociété, 2008 et H. NGUNADA ZAMBO, Crimes organisés en Afrique centrale. Révélations sur les réseaux rwandais et occidentaux, Paris, Duboiris,, 2004.