Source: Mediapart.fr | Initialement publié le 23 janvier 2012.
En ce mois d’avril 2008, Patrick Balkany est à Bangui. En quelques mois, le député et maire de Levallois-Perret (Hauts-de-Seine) est devenu un habitué de l’Afrique. L’ami proche de Nicolas Sarkozy est désormais un des émissaires officieux du chef de l’Etat sur le continent africain, comme l’a raconté longuement Le Canard enchaîné. Avec Claude Guéant et Brice Hortefeux, qui eux aussi ont leur petite cellule africaine, il pratique une diplomatie parallèle, digne héritière de la Françafrique et des réseaux Pasqua. Les responsables africains n’ont pas mis très longtemps à comprendre que l’ami de Nicolas Sarkozy avait bien plus de poids que Bruno Joubert, l’animateur officiel de la cellule Afrique de l’Elysée. L’Elysée a envoyé lui-même le signal : Patrick Balkany est de tous les voyages présidentiels en Afrique.
Quand il arrive à Bangui en ce printemps 2008, Patrick Balkany a une mission spéciale : regarder de près le dossier de Bakouma, un des gisements d’uranium d’UraMin. Celui-là a de véritables ressources minières, plus que prévu même. Areva le connaît bien : il a été découvert par la Cogema et le BRGM en 1959. Mais éloignée de plus de 600 kilomètres de tout, la mine est difficile à exploiter. Il faut construire des routes, des ponts, des moyens pour bâtir une usine de traitement de minerai sur place, afin de l’acheminer par la suite. Tout cela coûte très cher. Alors, pendant des années, les entreprises minières ont préféré oublier ce site difficile pour exploiter les plus rentables.
Avec l’envolée du prix de l’uranium, Bakouma reprend de l’intérêt. Areva a bien l’intention d’en tirer parti rapidement. Mais le gouvernement centrafricain qui attend depuis des années l’exploitation de ce gisement entend exercer son droit de regard sur ses ressources minières, voire faire monter les enchères entre les sociétés minières. Il conteste le transfert des droits du site de Bakouma à Areva.
Car c’est une des autres surprises de cette affaire, qui décidément n’en manque pas. La société canadienne a non seulement été rachetée dans des conditions incroyables et à un prix stratosphérique, ses gisements ne tiennent pas les promesses annoncées, mais en plus, les droits d’exploration puis de production ne paraissent pas très solides !
Lors de la mise aux enchères, le cabinet canadien Blake, qui assistait Areva dans son offre, avait pourtant assuré que l’aspect juridique ne posait pas de problème, que les licences d’exploration et de production pouvaient être transférées sans difficulté. Quelques mois plus tard, le groupe nucléaire français est bien obligé de constater qu’il n’a pas la sécurité juridique suffisante sur ses gisements.
« C’est un autre des effets pervers de la procédure de mise aux enchères. Tout va si vite qu’il n’est pas possible d’analyser les contrats en un laps de temps si court. Dans le cas des gisements miniers, c’est encore plus complexe. Les gouvernements veulent avoir un contrôle sur les exploitants et des contreparties sur l’exploitation de leurs ressources naturelles, ce qui est légitime. Mais cela demande du temps, exige des négociations », explique un avocat d’affaires. Autant de choses qu’Areva n’a pas eu le temps de faire lors de l’acquisition éclair d’UraMin. Pour le groupe, les 2,5 milliards de dollars mis sur la table valaient solde de tout compte.
L’ennui est que le gouvernement centrafricain ne l’entend pas ainsi. La convention d’exploitation du site de Bakouma, signée entre l’Etat centrafricain et la société UraMin CAR, elle aussi immatriculée aux îles Vierges, ne fait pas partie de la transaction, d’après son analyse.
Le gouvernement menace de remettre en cause son autorisation d’exploration et d’exploitation du gisement minier. En tout cas, il entend bien rediscuter les termes de la licence minière, en vue d’obtenir des avantages supplémentaires d’Areva, bien plus puissant et riche que la petite société canadienne.
Areva oppose un refus catégorique aux demandes du gouvernement centrafricain. Le groupe se dit sûr de son bon droit : UraMin CAR est une filiale d’UraMin. Areva ayant racheté la société mère, il a naturellement pris le contrôle de la fille et est donc le légitime propriétaire des droits d’exploitation du site de Bakouma. Les demandes du gouvernement centrafricain ne sont donc que des manœuvres de chantage, voire d’extorsion de fonds.
L’habituel scénario africain ? Le pouvoir centrafricain, dirigé par le général-président François Bozizé, est tout sauf un modèle de démocratie. Il n’est pas impossible de voir dans ses demandes un moyen d’enrichir un clan au pouvoir plutôt que le pays. Mais il n’est pas le seul à avoir de telles revendications. Le gouvernement namibien lui aussi s’interroge sur les conséquences du transfert du gisement de Trekkopje. Les milliards d’UraMin et d’autres font réfléchir les pouvoirs africains.
Tandis que des sociétés minières, nées de la veille, font des milliards en bourse de Londres ou de Toronto, grâce à la spéculation sur les droits d’exploitation concédés par les gouvernements africains sur leurs ressources naturelles, les pays et les populations, eux, n’en tirent aucun avantage. En Namibie, quatrième producteur d’uranium au monde, les taxes et les royalties sur les revenus des exportations de minerai se sont élevées ces dernières années à 2 millions de dollars par an. Dans le même temps, les sociétés ont engrangé des millions de profits.
Au nom de quoi les gouvernements africains ne pourraient-ils pas bénéficier des richesses tirées de leur sous-sol ? De la même façon que les pays producteurs de pétrole ont obtenu d’avoir une partie de la rente pétrolière, les gouvernements africains demandent d’être associés aux bénéfices des exploitations minières, de toucher des taxes et des impôts sur la richesse extraite, ou que les exploitants participent au développement et à l’équipement du pays.
La Chine l’a bien compris et en joue habilement : elle propose la construction d’infrastructures – pont, routes, centrales électriques, ou usine d’eau – contre des droits d’exploitation minière dans certains pays. Même si leurs engagements sont rarement au rendez-vous, en tout cas, pas comme les gouvernements l’espéraient – toutes les infrastructures, quand elles sont construites, sont réalisées par des entreprises chinoises sans y associer les populations –, cette politique de partage et d’association séduit de plus en plus de pays.
Face à ces revendications légitimes, Areva campe sur sa ligne. Mille témoignages et rapports venus de toute l’Afrique racontent les méthodes post-coloniales du groupe public. Il préfère s’en tenir à une stricte lecture du droit, selon les règles du capitalisme moderne.
Plusieurs rencontres ont été organisées entre des responsables d’Areva et le gouvernement. « Daniel Wouters a été très présent à ce moment là, sur le suivi du rachat d’UraMin. Il s’est beaucoup occupé des relations avec les pays africains », dit un témoin, proche du dossier. Zéphirin Diabré, responsable Afrique et Moyen-Orient et conseiller de la présidence du groupe pour les questions internationales, veille aussi aux discussions. Mais les négociations échouent. Chaque partie campe sur ses positions. Pour sortir de l’impasse, l’Elysée qui a pris le dossier en main, va le gérer à l’ancienne. A la Jacques Foccart.
Consul honoraire de la France à Lubumbashi
Qui a eu l’idée de faire entrer Patrick Balkany dans le jeu ? Aucun de nos interlocuteurs n’a été capable de nous donner une réponse claire : les relations entre Areva et l’Elysée sont tellement complexes, Areva lui-même ne semble pas un groupe très serein, à en juger par les épisodes des enquêtes internes contre sa présidente, au point qu’un clan interne peut avoir décidé de le faire sans en référer à l’ensemble. Mais quelles que soient les hypothèses, elles finissent toujours par aboutir à l’Elysée. L’ami proche de Nicolas Sarkozy n’aurait jamais rien fait sans son assentiment.
En ce printemps 2008, Patrick Balkany débarque comme représentant officieux de Paris pour s’occuper de Bakouma. A Bangui, il est en terrain connu. Il a déjà fait plusieurs voyages en Centrafrique – après avoir pris contact auprès de son secrétariat, nous avons adressé un long mail de questions (lire sous l’onglet Prolonger) à Patrick Balkany. Il est pour l’instant resté sans réponse. Mais il n’est pas seul pour mener les discussions. Il est accompagné, comme le raconte notamment le site africatime.com, de Georges Forrest. Une vieille connaissance de la Françafrique.
Dans les allées du pouvoir en France, on évoque souvent « les Katangais » quand on parle des dossiers miniers. Georges Forrest est le chef de ce clan, qui exploite et s’enrichit dans cette région de la République démocratique du Congo, la plus riche en ressources minières du pays. Cet homme d’affaires belge a fait toute sa fortune dans le pays, après l’indépendance. Ami de Mobutu, ami de Laurent-Désiré Kabila, encore plus ami aujourd’hui de Joseph Kabila, il a nagé comme un poisson dans les eaux troubles du post-colonialisme du Congo (ex-Zaïre).
Grâce à ces appuis politiques, il a prospéré à partir du moment où le pouvoir lui a concédé la gestion de la Gecamines, la société publique minière du Congo héritée de l’ancien empire royal belge. Dans un rapport très critique sur la gestion de Georges Forrest, un ancien dirigeant de Gecamines note : « Les affaires de Georges Forrest se sont développées sous le signe d’une triangulation entre le Zaïre, Jersey, et la Belgique. » Un parcours très bien balisé depuis les empires coloniaux.
Ses liens avec le monde des affaires belge sont très étroits : le siège officiel de son groupe est à Wavre, à 30 kilomètres de Bruxelles ; sa banque principale, la Belgolaise, filiale de Fortis, lui a offert un soutien financier continu. Avec Daniel Wouters, ancien responsable de cet établissement bancaire, et minier à ses heures, il est donc en terrain de connaissance. Il a été conseiller royal au commerce extérieur en Belgique. Mais la France, qui a agrandi son terrain d’influence aux ex-colonies belges après l’indépendance, ménage aussi beaucoup cet homme de poids. A plusieurs reprises, surtout lors des différentes guerres civiles ou régionales au Zaïre, le gouvernement français s’est appuyé sur ses connaissances régionales… Paris apprécie tant Georges Forrest qu’elle l’a nommé consul honoraire de la France à Lubumbashi, la principale ville du Katanga, le fief régional de l’homme d’affaires.
Les relations entre Patrick Balkany et Georges Forrest sont très vite au beau fixe. L’homme d’affaires ne manque jamais de passer par la mairie de Levallois-Perret quand il est à Paris. En retour, il prête son avion personnel à Patrick Balkany lors de ses déplacements africains. Un signe apprécié à sa juste mesure par tous les pouvoirs africains. C’est donc cet homme, très influent et très implanté sur le continent africain, qui vient prêter main forte à l’émissaire officieux de la France.
En face, deux hommes conduisent la discussion au nom du gouvernement centrafricain : Sylvain Ndoutingaï, ministre des mines et surtout neveu du président François Bozizé, et Fabien Singaye, conseiller du président. Ce dernier a un drôle de parcours : rwandais d’origine, il a été un des animateurs du parti extrémiste hutu, qui a conduit le génocide contre les Tutsis en 1994. Par la suite, il s’est réfugié au Congo, avant d’évoluer dans les cercles de pouvoir des anciennes colonies françaises. Conseiller personnel du président centrafricain, il est aussi très proche des présidents gabonais et congolais. Cela tombe bien : il est aussi l’ami de Georges Forrest.
Georges Forrest, facilitateur
Au bout de quelques semaines de discussion, un accord est trouvé entre Bangui et Areva. En août 2008, un avenant au contrat de concession minière de Bakouma est officiellement signé. Il prévoit le versement de 40 millions de dollars sur cinq ans au gouvernement centrafricain par Areva et 12 % des bénéfices issus de la production minière future du site de Bakouma. Le groupe public s’engage aussi à participer au financement des équipements pour les populations locales.
Le 8 septembre 2010, le groupe public, qui a déjà commencé à faire des travaux sur le gisement de Bakouma, remet officiellement des pompes à eau à la population locale. Les responsables d’Areva précisent alors qu’ils ont déjà investi 70 milliards de francs CFA (environ 100 millions d’euros) sur le site. Entre les routes, l’usine de retraitement, les équipements miniers, ils prévoient un investissement total de 930 millions de dollars (700 millions d’euros). Huit jours plus tard, le 14 septembre 2010, Patrick Balkany est fait commandeur dans l’ordre du mérite centrafricain par le président centrafricain. « C’est un grand ami du pays », dit François Bozizé, en le décorant.
« M. Balkany n’a rien à voir dans ce dossier. En revanche, on m’a sollicité. Il y avait une mauvaise compréhension entre les deux parties. Les choses sont à présent réglées. C’est cela un rôle de facilitateur. Beaucoup de chefs d’Etat me connaissent et j’ai une bonne réputation. Je suis reçu par courtoisie et ce n’est pas nécessairement pour affaires. Je peux aller ainsi au Gabon, au Togo, en Namibie, en Afrique du Sud », déclarera Georges Forrest, dans un entretien à l’hebdomadaire Jeune Afrique en avril 2009, en réponse à une question sur son rôle dans l’accord entre Areva et la République centrafricaine.
« Facilitateur », n’est-ce pas l’expression utilisée aussi par Ziad Takieddine ? Qu’a obtenu Georges Forrest en contrepartie de son rôle d’intermédiaire ? Officiellement rien. « Je suis reçu par courtoisie et ce n’est pas nécessairement pour affaires » dit-il. « Georges Forrest nous a effectivement aidé dans le dossier centrafricain. Il connaît bien la région. Mais il n’est pas intéressé par l’uranium. Il a surtout des mines de cuivre et de cobalt », explique un porte-parole d’Areva.
Il serait plus juste de dire qu’il n’était pas jusqu’alors intéressé par l’uranium. Car, à partir de ce dossier centrafricain, Georges Forrest va se prendre de passion pour ce minerai stratégique. L’accord avec Areva est à peine signé que l’homme d’affaires déclare son intérêt pour le gisement d’uranium de Denguiro. Malchance, la concession minière a déjà été attribuée à un autre homme d’affaires congolais, Richard Ondoko, et la société suisse, Urano. Mais les voies du pouvoir sont impénétrables : Georges Forrest finit par obtenir sept lots sur ce gisement. Chance, ils jouxtent le gisement de Bakouma, celui exploité par Areva. Il ne faut pas longtemps pour que les rumeurs parviennent à Bangui qu’Areva va racheter ces lots à Georges Forrest, à un très bon prix.
Pour défendre sa cause auprès du gouvernement centrafricain, Georges Forrest avait quelques atouts. Il s’est associé, pour la reprise de cette mine, avec Fabien Singaye, le conseiller particulier du président centrafricain, et… Patrick Balkany. En décembre 2009, comme le révèle l’indépendant-cf.com, le gouvernement de Bangui s’énerve : il n’a pas reçu les 20 millions de dollars de taxes, que doivent Georges Forrest et Patrick Balkany au gouvernement, au titre de la licence d’exploration. « Comme pour se donner bonne conscience, rapporte le site, le député-maire de Levallois-Perret avait appelé le 1er décembre le Quai d’Orsay à apporter une aide aux enfants qui meurent de famine à Berberati dans la préfecture de la Mambéré-Kadeï. »
La dispute, en tout cas, est vite enterrée. A la mi-décembre 2009, Areva crée une joint-venture avec Georges Forrest. La société, Areva Explo, immatriculée à Bangui, est détenue à 70 % par Areva et 30 % par Georges Forrest. Elle a pour but de développer les activités minières dans la région. « Areva espère profiter des nombreux contacts que Georges Forrest a noués dans cette région d’Afrique pour mener à bien ses projets », relève le quotidien belge L’Echo qui a dévoilé cette alliance. Tout est dit, en termes choisis, sur cette alliance si déséquilibrée.
Qui a pris l’initiative d’un tel accord ? Anne Lauvergeon ou Sébastien de Montessus, le nouveau directeur des mines d’Areva, Olivier Mallet ayant été remplacé, comme par hasard, juste après le rachat d’UraMin ? Ce responsable est accusé aujourd’hui d’avoir diligenté les enquêtes contre l’ancienne présidente. En tout cas, c’est la signature d’Areva qui est engagée.
« Notre accord va faire des jaloux »
Les relations entre Areva et l’homme d’affaires belge deviennent très étroites. C’est lui qui ouvre les portes de la République démocratique du Congo au groupe public. Dans les rapports cyclothymiques qu’entretiennent l’Elysée et Anne Lauvergeon, le dossier minier est un des points de friction. Nicolas Sarkozy est très mobilisé sur les mines, pour ouvrir les portes du Congo à Areva et ailleurs encore, et les cellules parallèles aussi.
Anne Lauvergon prend en main un dossier où l’Elysée ne cesse de mettre les doigts. En marge d’un voyage officiel de Joseph Kabila en France en août 2008, la présidente du directoire d’Areva et Zéphirin Diabré s’entretiennent discrètement au Ritz avec le président congolais sur les perspectives d’exploitation minières dans le pays. Joseph Kabila est très ouvert aux offres françaises. « Areva offre toutes les garanties d’un partenaire sérieux dans une industrie sensible et dangereuse pour relancer l’exploitation d’uranium au Congo », expliquera plus tard le gouvernement congolais.
Le 26 mars 2009, à l’occasion du voyage présidentiel de Nicolas Sarkozy à Kinshasa, Anne Lauvergeon, arrivée dans un avion personnel à l’écart du cortège présidentiel, signe un accord inédit avec le gouvernement congolais : Areva obtient un permis de recherche de gisements d’uranium sur l’ensemble du territoire, ainsi que l’exploitation future du minerai. Un droit qui n’était alors détenu que par la société publique Gecamines.
Jamais un gouvernement au monde n’a concédé à une seule société étrangère l’ensemble d’un territoire. C’est encore plus frappant quand il s’agit du Congo, un des pays les plus riches au monde en richesses minières, avec la Russie et le Canada.
« Nous sommes dans un monde de concurrence et notre accord va faire des jaloux », déclare Anne Lauvergeon au moment de la signature, selon la presse congolaise. « Je crois bien que nous sommes l’unique entreprise au monde à avoir ce type de mandat. De plus, nous brisons un tabou. C’est la première fois que l’on ose parler d’exploration d’uranium en RD Congo, une activité jusque-là du domaine réservé de l’Etat », surenchérit Zéphirin Diabré.
La presse congolaise relève au passage que cet accord risque aussi de faire des jaloux chez Areva : Sébastien de Montessus, le directeur de la branche mines, n’est pas là, note-t-elle. Y a-t-il une volonté de la part de la présidente d’Areva de reprendre en main personnellement un dossier minier qui a dangereusement tendance à filer du côté de l’Elysée ? A-t-elle au contraire signé, sans en parler au responsable de la branche ? Bref, dès cette époque, il paraît y avoir quelque contentieux et quelque secret entre Anne Lauvergeon et Sébastien de Montessus, qu’elle a pourtant choisi.
En juillet 2007, l’ambassadeur des Etats-Unis au Congo, Roger A. Meece, rapporte les craintes et les rumeurs à ce sujet, dans un câble dévoilé par Wikileaks. Il fait état de bruits, accusant Georges Forrest d’être partie prenante dans ces expéditions clandestines d’uranium. L’ambassadeur américain n’y croit guère mais le signale malgré tout. Sans être mis sous surveillance, Georges Forrest est désormais suivi de plus près par les autorités américaines.
D’autant qu’au même moment, l’homme d’affaires belge est en train de se porter acquéreur d’une « junior entreprise » canadienne, Forsys Metals. Une société qui ressemble comme deux gouttes d’eau à UraMin : elle a juste des droits miniers dans des gisements d’uranium en Namibie. Hasard ? Ses mines sont situées juste à côté du site de Trekkopje, qui appartient désormais à Areva. Il n’en faut pas plus pour que la presse spécialisée dans le monde minier spécule sur la reprise rapide de cette société par le groupe public français. Le rachat de Forsys Metals n’ira pas jusqu’au bout. Au moment de payer, Georges Forrest est incapable de signer le chèque prévu.
Retour d’un actionnaire bien connu
Que s’est-il passé ? Ordre a-t-il été donné d’écarter ce « facilitateur » un peu trop voyant ? Entre-temps, en tout cas, Areva a changé de partenaire. En janvier 2010, le groupe prend ainsi 10,57 % dans Marenica Energy, une petite société australienne, pour une petite dizaine de millions de dollars, et en devient le premier actionnaire. Cette société détient aussi des droits miniers, pas très loin du site de Trekkopje. La presse spécialisée a souvent parlé de Marenica Energy, comme un second UraMin. Une fabuleuse affaire, donc !
Mais la chute du cours de l’uranium et la crise ont fait voler en éclats les rêves. Marenica Energy est au bord de la faillite et son actionnaire principal, un fonds d’investissement, ne veut pas l’épauler. C’est lui qui propose la reprise de ses parts à Areva. Le nom de cet actionnaire ? Polo Resources, la société contrôlée par Stephen Dattels, le créateur d’UraMin. Le monde minier est bien petit. Et Areva est décidément peu rancunier…
De toute cette affaire, il ne reste que des milliards envolés, des investissements gelés, une usine de dessalement d’eau de 250 millions de dollars en Namibie, dont l’utilisation fait encore l’objet de discussions entre Areva et le gouvernement namibien. Celui-ci souhaite que l’eau ne soit pas revendue seulement aux exploitants miniers mais qu’elle serve aux populations locales.
Pour le reste, Luc Oursel, le nouveau président d’Areva, a décidé l’arrêt de l’exploration et de la mise en production des gisements rachetés à UraMin, après la chute du cours de l’uranium et l’accident de Fukushima. Certains sites comme Bakouma reprendront certainement, quand les circonstances le permettront, d’autres comme Trekkopje risquent d’être totalement oubliés.
En privé, Anne Lauvergeon dit que l’Elysée a monté un « chantier », comme on dit dans la police, contre elle avec le dossier UraMin. « Cela ne vaut rien aujourd’hui, on s’empressera de le revendre pour zéro et d’autres feront par la suite la bonne affaire », dit-elle. Impossible de savoir la vérité, puisqu’en l’absence d’expertise indépendante sur les gisements, ce n’est que parole contre parole entre l’ancienne présidente d’Areva et son successeur.
La presse namibienne néanmoins notait ceci, après le rachat du site de Trekkopje : « Aujourd’hui, personne en Namibie, ou dans le monde, comprend le phénoménal montant d’argent dépensé dans cette transaction, pour un gisement aussi petit et d’aussi faible teneur en minerai. »
En public, Anne Lauvergeon accuse Nicolas Sarkozy et ses amis de vouloir démanteler le groupe et privatiser le secteur minier, son activité la plus rentable. Le Qatar, avec lequel le chef de l’Etat entretient des relations inédites, est désigné comme le prédateur. L’hypothèse est plausible : le pouvoir fait preuve de tant de libéralités à l’égard du Qatar…
Mais Anne Lauvergeon est-elle pour autant quitte de tout reproche ? Pourquoi a-t-elle réalisé le rachat d’UraMin, dans des conditions aussi insensées ? Pourquoi a-t-elle masqué les déboires gigantesques de cette acquisition ? Pourquoi Areva a-t-il frayé avec des personnages peu fréquentables, s’est associé avec eux ? Même si elle n’a découvert que sur le tard cette diplomatie parallèle, les réseaux occultes, pourquoi n’a-t-elle pas écarté les dirigeants qui, à l’intérieur de son groupe, leur prêtaient main forte ? Quels intérêts y avaient-ils derrière tout cela ? Car on ne perd pas deux milliards d’euros d’argent public impunément.
Aujourd’hui, Areva est un groupe ruiné, additionnant l’échec de l’EPR, lui aussi longtemps masqué, à celui des mines. Cinq milliards d’euros, au bas mot. L’addition sera présentée aux contribuables. Areva se retrouve livré à la merci de tous les prédateurs, comme Anne Lauvergeon le redoute. Mais elle ne peut totalement se dédouaner de cette faillite.