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Lumumba face aux questions de la balkanisation et de l’autre (suite)

Lumumba face aux questions de la balkanisation et de l’autre (suite)

Lumumba face aux questions de la balkanisation et de l’autre (suite) IN

Par Jean-Pierre Mbelu

Nous terminions la première partie de cet article par quelques constats. Nous prenions acte du refus systémique de l’autre (l’Occident à travers son 1% d’oligarques d’argent) de revenir sur lui-même afin de reconnaître l’Afrique (à travers ses dignes filles et fils) comme « maîtresse » de ses terres. Nous prenions aussi acte qu’à la suite de Lumumba, nous sommes plusieurs à répéter les théories de la démocratie, de la liberté, des droits et de la dignité de l’homme sans que nos paroles convertissent les rapports de force en notre faveur. La multiplication des églises sur notre continent ne marche pas (toujours) de pair avec le changement des rapports sociaux. Nous prenions enfin acte que la conquête des cœurs et des esprits (à travers l’école, l’église, les médias, etc.) précède celle des terres. Et nous posions la question de savoir comment relire notre histoire de façon que les leçons à en tirer nous aident à ne pas répéter les erreurs de nos Pères et à nous assumer comme acteurs pléniers, comme « démiurges » de notre destinée en évitant le plus possible de nous trouver des boucs émissaires. Répondre à cette question passe par la lutte contre l’ignorance et la maîtrise du modus operandi de l’autre. Celle-ci aide à rompre avec la naïveté dans l’approche de l’autre. Une connaissance encyclopédique en cette matière est indispensable. Est aussi indispensable la création des lieux d’apprentissage en commun avec nos populations pour augmenter la qualité et la quantité de nos masses critiques. Elle est nécessaire pour que nous guérissions ensemble du viol de l’imaginaire.

Engagé idéologiquement et politiquement dans la lutte contre l’impérialisme et le colonialisme, Lumumba est tombé dans une contradiction liée peut-être à une connaissance insuffisante de la matrice organisationnelle de ces « paradigmes de l’indignité », négateurs de l’humanité de l’homme noir. Lutter contre un régime d’exploitation et d’asservissement tout en cherchant à bénéficier de son apport financier, technique et scientifique comme Lumumba le pensait, c’était perdre de vue que l’impérialisme et le colonialisme (tout comme le néocolonialisme) opèrent sur fond de la politique économique dominée par l’idéologie capitaliste. Et que cette matrice organisationnelle (capitaliste) obéit aux principes de la concurrence et de la compétitivité et non à ceux de l’amitié et de la fraternité recherchés par notre héros national. Elle est fondée sur « la guerre de tous contre tous » et sur le principe de « tout pour nous (le 1% d’oligarques occidentaux d’argent) et rien pour les autres ». D’où la violence structurelle qu’elle génère depuis toujours.

L’Afrique soumise aux mesures d’austérité imposées par le FMI quelques années après l’assassinat de Lumumba est tombée dans la même contradiction que notre héros national. Elle entretient l’ ignorance au sujet du fonctionnement des Institutions financières Internationales (IFI). Elle fait comme si elles sont le bras économique de l’impérialisme et du néocolonialisme. « Ainsi tout en ne jurant que par la démocratie, les droits de l’homme et le renforcement de la société civile, les nations riches et les IFI fonctionnent de telle sorte que nos chefs d’Etat ne se sentent pas redevables envers leurs peuples. [1]» Ils ne font leurs redditions des comptes qu’aux « maitres du monde » et aux IFI.

L’exemple du Congo est plus que parlant. Après les PAS (programmes d’ajustements structurels) des années Kengo, il est passé sous Joseph Kabila à l’IPPTE (initiative pour les pays pauvres très endettés). Héritier d’une dette odieuse favorisée par le FMI sous Mobutu, la RDC a accepté, mains et points liés l’IPPTE. En quoi consiste-t-elle ? « Elle consiste en des rééchelonnements successifs de la dette pour les pays ayant réalisé de façon durable de « bonnes performances » selon les critères des IFI.[2] » C’est-à-dire des pays n’ayant pas réalisé l’audit de la dette odieuse dont ils ont hérité et capables de s’endetter auprès des IFI pour la liquider en hypothéquant leurs richesses minières et en s’insérant dans le marché néolibéral aux dépens de leurs peuples. S’engager dans l’IPPTE signifie, entre autres, sacrifier les dépenses sociales pouvant permettre l’exercice des droits économiques, sociaux et culturels. En d’autres termes, c’est accepter de sacrifier l’avenir de son peuple pour rester au service des oligarchies d’argent. Avec Aminata Traoré, nous pensons que « nous nous devons de soustraire les démocraties africaines et nous destins aux manipulations des maitres du monde, et la remise en cause de l’initiative PPTE est le premier acte de courage politique qui peut être accompli. [3]» Qui l’osera ?

Aussi, le contexte de la lutte et de la fièvre pour les indépendances africaines ne doit-elle pas avoir favorisé des études approfondies sur l’appréhension qu’avaient « les maîtres du monde » des valeurs prônées par la charte des Nations Unies sur la Déclaration universelle de droits de l’homme rendue publique le 10 décembre 1948. Si cette charte a boosté la lutte pour les indépendances africaines, elle a été, pour « les maîtres du monde », un texte dont l’usage obéissait à une géométrie aux dimensions variables. D’autres textes liés au mode de fonctionnement capitaliste l’ont télescopé, en secret. Tel est le cas du texte rédigé sur le « Grand Domaine » et présenté au Pentagone par l’ambassadeur George Kennan la même année (1948). Quelle coïncidence !

Danielle Mitterrand en parle dans un livre dont nous allons tirer quelques extraits. Elle écrit : « Alors que des hommes et des femmes, les forces vives de ma génération, s’étaient opposés en Europe à l’implantation de l’empire nazi jusqu’à donner leur vie, aux Etats-Unis, un groupe d’études, Guerre et Paix, issu du Conseil des relations extérieures et du Département d’Etat américain, concevait le projet du Grand Domaine.[4] » Quel devait être l’étendue de ce Domaine ? « Il devait recouvrir (…) toutes les régions destinées à subvenir aux besoins de l’économie américaine, c’est-à-dire, selon un de ses concepteurs, « l’espace mondial stratégiquement indispensable pour s’assurer la maîtrise du monde, trouver de nouvelles terres, se procurer facilement des matières premières, en même temps qu’explorer la main-d’œuvre ‘’servile à bon marché’’ des indigènes. Développer l’esprit des colonies leur permettra d’écouler les marchandises produits dans leurs usines. [5]»

Or, les terres (africaines et) congolaises avaient déjà fait leurs preuves en fournissant aux Etats-Unis, par le biais de la Belgique les ressources minérales importantes pour leur industrie : le cuivre, le cobalt, l’uranium, etc. Donc, à partir de la théorie du « Grand Domaine », ces terres devaient être dans la ligne de mire de l’impérialisme et du colonialisme dont « les petites mains » tenaient les droits de l’homme et la démocratie pour des idées illusoires. Ils s’exprimaient ainsi : « Nous avons à peu près 60% de la richesse du monde, mais seulement 6,3% de sa population. Dans cette situation, nous ne pouvons éviter d’être un objet d’envie et de ressentiment. Notre véritable tâche dans la période qui vient est d’imaginer un système de relations qui nous assure de maintenir cette disparité. Ne nous berçons pas de l’illusion que nous pouvons nous permettre le luxe d’être altruistes et bienfaiteurs de l’humanité. Nous devons cesser de parler d’objectifs aussi vagues et irréels que les droits de l’homme, l’élévation du niveau de vie et la démocratisation. Le jour n’est pas loin où nous aurons à agir selon des concepts de pure puissance. Moins nous serons gênés par des slogans idéalistes, mieux cela vaudra.[6] » Cette étude qui classifie les droits de l’homme, la démocratie et l’élévation du niveau de vie au compte « des slogans idéalistes » fut le résultat d’un groupe de travail dénommé « Guerre et Paix » dépendant du Conseil des relations extérieures et du Département d’Etat américain.

Quand, Lumumba, recourant à la charte des droits de l’homme parle de la dignité, de la liberté, du droit de l’africain de disposer comme il l’entend de la terre qu’il a reçue du Créateur, « les maîtres du monde », se référant au projet du « Grand Domaine » parlent de leur montée en puissance par l’asservissement et l’exploitation des autres.

Dans leur chef, cette approche de la réalité (et de la terre) n’a presque pas changé. Ils ont au contraire perfectionné leur modus operandi en fondant la montée de leur capitalisme sénile sur la théorie de « la destruction créatrice[7] » et les réseaux corporatistes à travers des guerres (en Irak et en Afghanistan) au coût humain (social, éthique et moral) et financier énorme[8]. Mis à part ses profits, le capitalisme sénile se moque des coûts humains.

A ce point de notre étude, nous estimons que la connaissance de l’autre (dans sa diversité) dans son modus operandi à travers l’histoire peut être un apport sérieux à l’édification d’une autre Afrique. Des lieux d’apprentissage en commun avec nos masses populaires doivent être promus ainsi que l’étude de l’occidentologie, de la chinologie, de la russologie, etc. devrait être une préoccupation importante pour les autodidactes africains épris du souci d’un autre avenir pour leur continent. Cette préoccupation devrait être prise en charge dans l’organisation du cursus scolaire et académique dans nos pays africains. Cela augmenterait la quantité et la qualité de la masse critique et éviterait aux générations présentes et futures une approche naïve de l’autre dans ses prétentions d’être « le maître des terres » et d’étendre son empire jusqu’aux confins du monde.

Nous devrions nous rendre à l’évidence que du point de vue des questions politiques et de celles du savoir, « l’Afrique est mal partie » depuis les années 1958-1960. Il y a, dans les textes rédigés ou prononcés par Lumumba, des appels sérieux auxquels plusieurs générations de politiciens ayant « géré » les pays africains (et le Congo) après son assassinat n’ont pas su répondre. Lumumba disait par exemple ceci : « La solidarité africaine doit se concrétiser aujourd’hui dans les faits et dans les actes. Nous devons former un bloc pour prouver au monde entier notre fraternité.[9] » Et il ajoutait : « L’Afrique ne sera vraiment libre et indépendante tant qu’une partie quelconque de ce continent restera sous la domination étrangère.[10] » Se disant, il aurait peut-être sous-estimé la capacité de nuisance de « petites mains du capital » dans leur recours à la politique du diviser pour régner. Nkrumah est attentif à cette politique quand il dira, deux ans après l’assassinant de Lumumba : « Il est vrai qu’en ce moment, nous rejetons aussi vite que nous le pouvons le joug du colonialisme, mais parallèlement à notre succès dans cette direction, l’impérialisme déploie un effort intensif pour continuer l’exploitation de nos ressources, en suscitant des dissensions entre nous.[11] » Et il ajoutera : « Nous avons les ressources. C’est en premier lieu le colonialisme qui nous a empêchés d’accumuler le capital effectif, mais par nous-mêmes, nous ne sommes pas parvenus à utiliser pleinement notre puissance dans l’indépendance, pour mobiliser nos ressources afin de démarrer de la façon la plus efficace dans une expansion économique et sociale aux profondes répercussions. Nous sommes trop exclusivement consacrés à guider les premiers pas de chacun de nos Etats pour comprendre pleinement la nécessité fondamentale d’une union dont les racines puisent dans une résolution commune, une planification commune et des efforts commun. » Le démarrage a raté et l’Afrique réellement unie par ses peuples et ses dirigeants n’a pas vu jour. Entre-temps, le néocolonialisme a consolidé ses positions sur la terre africaine. Et les litiges frontaliers sont devenus « une plaie infectée » comparable aujourd’hui à un cancer.

Après Lumumba, l’appel de Kwame Nkrumah n’a été suivi d’aucun effet. Pour lui, « seule l’Unité africaine peut cicatriser cette plaie infectée des litiges frontaliers entre nos divers Etats. (…)Le remède à ces maux est entre nos mains mêmes. Il nous confronte à chaque barrière douanière, il crie vers nous du fond de chaque cœur africain. En créant une véritable union politique de tous les Etats indépendants d’Afrique dotée de pouvoirs exécutifs pour exercer une direction politique, nous pouvons avec espoir et confiance répondre à chaque circonstance critique, à chaque ennemi, à chaque problème complexe.[12] »

Déjà en 1963, Kwame Nkrumah faisait à ses pairs une proposition d’un Etat supranational (politique) que l’Europe peine encore à mettre en place aujourd’hui. Nul n’étant prophète chez lui, sa proposition n’a pas pu être traduite en action. L’Afrique indépendante n’est pas encore devenue une union politique. Pourquoi ?

La volonté politique n’y est pas. Or, cela aurait pu être un apport de taille pour la reconquête de l’espace africain issu des frontières tracées par l’Occident marchand et décivilisateur avant leur confirmation à Berlin (en 1884-1885). Et cette question est encore d’actualité : c’est aux africains (peuples et gouvernants) qu’il appartient de promouvoir une union africaine politique. Ne fût-ce qu’en imitant ce qui réussit chez les autres.

La plaie infectée étant devenue un cancer pour certaines sous-régions de l’Afrique, des actions préalables devront être menées dans le sens d’une éthique de responsabilité et de réconciliation tournée vers (le passé et) l’avenir ; une éthique soulignant la dimension réparatrice des torts que les fils et les filles de l’Afrique se sont causés mutuellement. Au niveau des Etats nationaux (ou fédéraux), le redémarrage exigerait d’éviter deux erreurs de Lumumba décriées par Frantz Fanon et de rester éveillés. (à suivre)

 

Mbelu Babanya Kabudi


[1] A. TRAORE,  Le viol de l’imaginaire, Paris, Fayard, 2002, p. 47.

[2] Ibidem, p. 46.

[3] Ibidem, p. 47.

[4] D. MITTERRAND, Le livre de mon mémoire, Paris, Ed. Jean-Claude Gawsewitch, 2007, p. 407.

[5] Ibidem, p. 408. L’auteur souligne.

[6] Ibidem, 408-409.

[7] N. KLEIN, La stratégie du choc. La montée du capitalisme du désastre, tr de l’anglais (Canada) par Lori Saint-Martin et Paul Gagné, Paris,  Lemeac, 2008.

[8] Lire J. STIGLITZ  et L. J. BILMES, Une guerre à 3000 milliards de dollars, tr. de l’anglais (américain) par Paul Chemla, Paris, Fayard, 2008. Ces guerres menées à l’extérieur sont aussi l’expression d’une cupidité sans borne des élites dominantes à l’intérieur.  Lire J. E. STIGLITZ, Le triomphe de la cupidité, tr.  de l’anglais (américain) par Paul  Chemla, Paris, Les Liens qui libèrent, 2010 et  J.E. STIGLITZ, Le prix de l’inégalité, tr de l’américain par Françoise et Paul Chemla, Paris, Les Liens qui libèrent,  2012.

[9] « Africains, levons-nous ! » Discours de Patrice Lumumba prononcé à Ibadan (Nigeria), 22 mars 1959,, Paris, Ed. Point, 2010, p. 17.

[10] Ibidem.

[11] Ce  que disait Kwame Nkrumah en 1963, dans Les Afriques, 23 juin 2012, p. 70.

[12] Ibidem, p. 72-73.

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