Par Jean-Pierre Mbelu
Quand la question de la privatisation de nos terres et de l’émiettement du Congo (et de l’Afrique) revient sur le devant de la scène nationale et internationale, nous donnons l’impression qu’elle est neuve ; qu’elle est liée à « la guerre de la libération » menée par l’AFDL et les pays voisins (le Rwanda, le Burundi et l’Ouganda). A relire notre l’histoire des indépendances africaines, il y a lieu de soutenir que cette double question était consubstantielle à la rencontre de l’autre (l’impérialiste et le colon) et à l’accès de tous les pays africains à leur souveraineté économique et politique. Intuitivement et/ou par expérience politique, Lumumba l’avait senti. Kwame Nkrumah aussi. Nous ne semblons pas avoir suffisamment étudié notre histoire commune en tant que Congolais et Africains pour en tirer des leçons pouvant faire de nous « les démiurges » de notre destinée. Il n’est pas trop tard pour la convoquer à notre secours.
La lutte que mène Patrice-Emery Lumumba autour des indépendances africaines est fondamentalement politique. Elle est ancrée dans « une portion de terre » appelée « Afrique ». A ses yeux, la survie de cette portion de terre doit être le fruit de sa protection contre la balkanisation que peuvent induire les divisions politiques. A ce propos, il dit : « Tous nos compatriotes (Congolais et Africains) doivent savoir qu’ils ne serviront pas l’intérêt général du pays dans des divisions ou en favorisant celles-ci, ni non plus dans la balkanisation de nos pays en de petits Etats faibles (…). [1]» Lumumba connaît l’arme à laquelle le colonialisme et l’impérialisme recourent pour s’imposer dans les pays de leur commune convoitise : la politique de l’atomisation des individus, des peuples et des pays ; la politique du « diviser pour régner ».
Aujourd’hui encore, elle réussit là où la haine semée dans les cœurs et les esprits par la violence structurelle produite par le capitalisme sénile oppose les Africains au travers des guerres absurdes entretenues par des « nègres de service », membres du réseau transnational de prédation. Et c’est là l’un des pièges du capitalisme (sénile) : aller à la conquête des cœurs et des esprits en y cultivant la haine de soi et des autres pour mieux s’emparer des terres. En effet, la conquête des cœurs et des esprits précède celle des terres. Tel est l’un des dangers contre lequel Lumumba nous a prémunis sans que nous puissions le suivre. (Après son assassinat de fausses amitiés nouées avec « les maîtres du monde » ont participé du chaos dans lequel plusieurs pays africains se retrouvent aujourd’hui.)
Pour lui, cette terre africaine, il la veut hospitalière pour les Africains et les étrangers qui y vivent. « Dans la lutte que nous menons pacifiquement aujourd’hui pour la conquête de notre indépendance, dit-il, nous n’entendons pas chasser les Européens de ce continent ni nous accaparer de leurs biens ou les brimer. Nous ne sommes pas des pirates. Nous avons au contraire, le respect des personnes et le sens du bien d’autrui.[2] »
L’hospitalité fondée sur le respect des personnes et le sens du bien d’autrui prônée par Lumumba n’exclut pas une lutte acharnée contre le colonialisme et l’impérialisme. « Notre détermination – et nous voudrions que l’on nous comprenne – est d’extirper le colonialisme et l’impérialisme de l’Afrique. Nous avons longtemps souffert et nous voulons respirer aujourd’hui l’air de la liberté. » Et le lieu où cet air de liberté peut être humé est le continent africain que Lumumba considère comme « un don du Créateur ». « Le Créateur, dit-il, nous a donné cette portion de la terre qu’est le continent africain ; elle nous appartient et nous en sommes les seuls maîtres. C’est notre droit de faire de ce continent un continent de justice, du droit et de la paix. [3]»
Au moment où Lumumba prononce ce discours à Ibadan, tout un courant africain et panafricaniste de lutte pour les indépendances africaines souffle sur le continent. Nkrumah, Sékou Touré et plusieurs autres africains sont sur le devant de la scène politique. Lumumba en témoigne quand il dit : « L’Afrique tout entière est irrésistiblement engagée dans une lutte sans merci contre le colonialisme et l’impérialisme. Nous voulons dire adieu à ce régime d’assujettissement et d’abâtardissement qui nous a fait tant de tort.[4] » En passant, il interpelle le peuple occidental, sujet de ce régime : « Un peuple qui en opprime un autre n’est pas un peuple civilisé et chrétien. [5]» Les dégâts causés par le colonialisme et l’impérialisme poussent Lumumba à une remise en question de l’identité du peuple travaillant à leur expansion. Il pose la question de l’autre tel qu’il est apparu en Afrique, dans sa prétention de civiliser et de christianiser. Cette remise en question faite, Lumumba croit que l’Occident est encore capable d’un « examen de conscience » pouvant le conduire à honorer, sur le sol africain les valeurs de civilisation que sont la liberté et la dignité. « L’Occident doit libérer l’Afrique le plus rapidement possible. L’Occident doit faire aujourd’hui son examen de conscience et reconnaître à chaque territoire colonisé son droit à la liberté et à la dignité.[6] » Lumumba croit que l’Occident est capable de changer son fusil d’épaule en mettant fin à son « régime d’exploitation et d’asservissement » pour « une amitié » impossible dans les rapports de sujétion et de subordination. « Si les gouvernements colonisateurs comprennent à temps nos aspirations, alors nous pactiserons avec eux, mais s’ils s’obstinent à considérer l’Afrique comme leur possession, nous serons obligés de considérer les colonisateurs comme ennemis de notre émancipation. Dans ces conditions, nous leur retirerons avec regret notre amitié.[7] »
Saisir la main fraternelle tendue par l’Afrique à l’Occident serait la preuve que ce dernier croit dans les valeurs que ses fils (et filles) enseignent à l’école. « Nous tendons une main fraternelle à l’Occident, dit-il. Qu’il nous donne aujourd’hui la preuve du principe de l’égalité et de l’amitié des races que ses fils nous ont toujours enseigné sur les bancs de l’école, principe inscrit en grands caractères dans la Déclaration universelles des droits de l’homme. Les Africains doivent jouir, au même titre que tous les autres citoyens de la famille humaine, des libertés fondamentales inscrites dans cette Déclaration et des droits proclamés dans la Chartes des Nations unies.[8] » Réussir l’épreuve de la fraternité serait un témoignage palpable de la fin de « la période des monopoles des races » (supérieures). Lumumba fait un pari : « L’Afrique ne sera vraiment libre et indépendante tant qu’une partie quelconque de ce continent restera sous domination étrangère.[9] »
L’assassinat de Lumumba le 17 janvier 1961 fut une réponse négative à la main fraternelle tendue par l’Afrique de Lumumba à l’Occident. Ce fut aussi une façon d’affirmer que Lumumba et les autres Pères des indépendances africaines n’étaient pas reconnus par l’autre (l’Occident) comme des véritables « maîtres » de nos terres. De ce fait, les frontières héritées de la conférence de Berlin de 1884-1885 devaient être mises au service de ceux qui les avaient tracées et de leur progéniture. Et qu’elles pouvaient encadrer les espaces de vie politique et économique réellement africaines qu’au bout d’une reconquête menée par un leadership africain visionnaire.
Jusqu’à ce jour, cette reconquête de l’espace africain n’a pas eu lieu. Au contraire, « les maîtres du monde » qui ont tracé ces frontières voudraient les modifier à leur guise pour mieux servir leurs intérêts. C’est comme si, répéter les théories apprises à l’école des blancs à la manière de Lumumba ne servait pas à grand-chose ou n’était pas suffisant. La foi de Lumumba dans les théories de droits de l’homme, de la liberté, de la dignité et de l’auto-détermination apprises à l’école n’a pas réussi à soulever totalement les montagnes du colonialisme et de l’impérialisme. Pourquoi ?
Peut-être parce que cette foi n’ a pas été la chose la mieux partagée par ses compatriotes (Africains et Congolais). Peut-être parce que la foi de Lumumba en la sincérité des transmetteurs de ces théories ne l’avait pas conduit à identifier le modus operandi des « maîtres du monde », leur capacité d’adopter un double discours, de recourir à l’hypocrisie et à la ruse pour cacher leurs véritables desseins. La répétition des théories apprises à l’école n’a pas ouvert les yeux de Lumumba sur « l’Etat profond », « les gouvernements parallèles » des pays de ses enseignants pour qui toutes ces théories étaient des idées illusoires. Pour eux, il fallait rompre avec elles et promouvoir celles de la puissance acquise par le renversement des rapports de force en recourant à la violence brute et structurelle afin de « maîtriser » toute la terre et en faire leur « Grand domaine » [10].
Lumumba doit l’avoir appris à ses dépens en avouant qu’ « un peuple qui en opprime un autre n’est pas un peuple civilisé et chrétien. » Ici encore, les théories apprises à l’école méritent d’être interrogées. Certains « maîtres de Lumières » sur lesquelles repose la civilisation occidentale ont soutenu la colonisation et l’impérialisme en affirmant que « le despotisme est un mode légitime de gouvernement quand on a affaire aux barbares, pourvu que son but soit de les améliorer.[11] » Il y a pire. « Hume et Kant privent pratiquement le nègre de toute capacité intellectuelle. Hegel (…) est allé plus loin : condamner l’esclavage mais pas celui du nègre (…). [12]» Cette civilisation se pose en s’opposant toujours-déjà à ceux qu’elle nomme barbares. (Aujourd’hui, elle est portée par le 1% d’oligarques d’argent contre les 99% de leurs propres peuples. Ce 1% est en train de troquer les valeurs de Lumières contre celles néolibérales.)
Au sujet de l’Eglise, un évêque, Mgr Albert Rouet, examinant sa pratique millénaire dans son pays, la France , note ce qui suit : « Une de mes grandes questions, c’est que l’Eglise a produit des saints, beaucoup, des gens remarquables, elle a produit des penseurs, elle a produit des artistes mais elle n’a pas réussi à faire une société juste. En gros, elle a moralisé les individus. Oh, c’est toujours à reprendre, ce n’est jamais fini…Mais, elle n’a pas humanisé les rapports sociaux. C’est une question terrible. Parce qu’il est plus facile de dire à un individu : « Ce que tu fais est un péché » que de dire à une société qu’elle vit structurellement en été de péché, en étant d’inhumanité. [13]» Et il ajoute : « Quand on regarde cette prétention d’un peu plus près, on constate que dans beaucoup de départements, le christianisme a été vite posé comme un revêtement. Ces lieux, en fait, n’ont pas été christianisés au fond. On a fait du chiffre sacramentaire ; tant de baptêmes, tant de mariages, tant de communions…mais est-ce que les mentalités avaient changé ? [14]» Il continue : « Or, ce que l’Evangile nous dit, c’est que rien ne changera tant que ces relations ne seront pas changées. Si l’Eglise se contente, autant qu’elle a conscience, d’être féodale sous la féodalité, impériale sous l’Empire (…), ces accommodements n’ont aucun intérêt, aucun sens. Au contraire, si elle modifie les relations comme le Christ les modifiait, cette orientation devient très risquée comme position ; il n’empêche que c’est ce que le Christ a fait. [15]» Oui. L’église a fait du chiffre sacramentaire sans impulser des changements structurels importants en Europe comme en Afrique. Que le Rwanda, un pays composé de plus de 80% de chrétiens ait connu un génocide et participé à la guerre de basse intensité livrée contre la RD Congo (un autre pays majoritairement chrétien) depuis 1996 en dit long.
A ce point de notre étude, nous prenons acte du refus systémique de l’autre (l’Occident à travers son 1% d’oligarques d’argent) de revenir sur lui-même afin de reconnaître l’Afrique (à travers ses dignes filles et fils) comme « maîtresse » de ses terres. Nous prenons aussi acte qu’à la suite de Lumumba, nous sommes plusieurs à répéter les théories de la démocratie, de la liberté, des droits et de la dignité de l’homme sans que nos paroles convertissent les rapports de force en notre faveur. La multiplication des églises sur notre continent ne marche pas (toujours) de pair avec le changement des rapports sociaux. Nous prenons enfin acte que la conquête des cœurs et des esprits (à travers l’école, l’église, les médias, etc.) précède celle des terres. Et nous posons la question de savoir comment relire notre histoire de façon que les leçons à en tirer nous aide à ne pas répéter les erreurs de nos Pères et à nous assumer comme acteurs pléniers, comme « démiurges » de notre destinée en évitant le plus possible de nous trouver des boucs émissaires. (A suivre)
Mbelu Babanya Kabudi